Des observations sur le terrain ont révélé que certains poissons avaient colonisé des plans d’eau isolés un peu partout dans le monde et ce, sans l’intervention de l’Homme. Certains spécialistes pensaient au départ que le phénomène était dû aux oiseaux d’eau, transportant à leur insu des œufs de poissons collés à leurs pattes ou leurs plumes. Une équipe de chercheurs hongrois et espagnols confirme aujourd’hui une autre théorie : les œufs de poissons voyageraient en réalité dans le système digestif des oiseaux aquatiques.
Le phénomène de migration est bien connu chez de nombreuses espèces marines et de rivière (saumons, harengs, morues, anguilles, lamproies, etc.) ; ces animaux accomplissent en effet des déplacements saisonniers, seuls ou en groupe, sur des distances allant de quelques mètres à des milliers de kilomètres. Certaines espèces passent même alternativement de l’eau douce à l’eau de mer. La migration de poissons-vers des plans d’eau isolés est déjà beaucoup plus surprenante ! Des chercheurs se sont donc penchés sur la question pour comprendre par quels moyens ces poissons pouvaient ainsi « voyager »…
Un voyage à risque, en milieu hostile
La capacité des organismes à surmonter les obstacles à la dispersion est une question centrale en biologie. Les événements de dispersion sont en effet essentiels au flux génétique, à la spéciation et à l’invasivité (le potentiel de prolifération de l’espèce). Les dispersions « longue distance » sont rares et aléatoires, mais ont une très grande influence sur l’expansion de l’aire de répartition des espèces. C’est pourquoi il est intéressant de comprendre comment les organismes aquatiques se déplacent à travers une matrice terrestre entre deux plans d’eau.
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L’endozoochorie. C’est ainsi que l’on nomme le transport d’une semence via le système digestif d’un animal. Traditionnellement, le phénomène concerne davantage les végétaux, dont les graines sont ainsi disséminées un peu partout : les spores sont ingérées par les animaux, puis transitent le long de leur tube digestif. Là, elles parviennent à résister aux sucs acides, puis ressortent intactes dans les déjections de l’animal. L’endozoochorie des oiseaux d’eau a déjà été démontrée pour une certaine gamme d’invertébrés aquatiques, y compris des larves d’insectes, ainsi que pour des parties de plantes et des graines.
Pour les poissons, il semble que cela se passe de la même façon. Des expérimentations récentes ont testé cette hypothèse : des œufs de killi en diapause – la phase de développement où tous les processus métaboliques sont ralentis – avaient survécu au passage dans l’intestin de cygnes. Mais les killies sont particulièrement résistants aux milieux hostiles, la membrane qui protège l’embryon est un bouclier très efficace. Il restait donc à prouver que même les œufs à membrane molle – caractéristique de la majorité des poissons d’eau douce – peuvent être transportés de cette façon.
Cette fois-ci, les chercheurs ont tenté l’expérience avec des œufs en développement actif de deux sortes de carpes (carpe commune et carpe prussienne), qu’ils ont utilisés pour nourrir des canards colverts en captivité. Des embryons vivants des deux espèces ont ensuite été récupérés dans les excréments frais des canards : certains ont bien survécu au-delà de l’éclosion ! Cette nouvelle étude est donc la preuve de la possibilité d’une dispersion, via les oiseaux, des œufs à membrane molle en cours de développement.
Un phénomène qui favorise la biodiversité
Dans le cadre d’une première expérience, les canards ont été nourris de force avec des œufs de carpe commune ; puis, ils ont été nourris avec des œufs de carpe prussienne dans une seconde expérience. Les œufs en question ont été obtenus auprès de l’Institut de recherche pour les pêches et l’aquaculture, à Szeged en Hongrie. Dans chaque expérience, 3 g ( soit environ 500 œufs) ont été ingérés par chacun des huit oiseaux (quatre mâles, quatre femelles).
Les excréments ont été recueillis à différentes heures après le gavage, puis immédiatement imbibés d’eau de rivière filtrée. Les échantillons ont été tamisés et des œufs intacts (contenant des embryons) ont été collectés. Pour tester leur viabilité, ils ont ensuite été placés dans des aquariums remplis d’eau de rivière filtrée et équipés de pompes à air. Une cinquantaine d’œufs fécondés de chaque espèce, provenant du même lot expérimental, ont été manipulés de la même manière que ceux récupérés des canards colverts afin de servir de témoins.
Au total, 8 œufs intacts de carpe commune (soit environ 0,2% de ceux ingérés) et 10 œufs de carpe prussienne (environ 0,25%) ont été récupérés dans les excréments de canards ; les oiseaux mâles ont permis le passage de davantage d’œufs que les femelles (rapport de 15 pour 3). Tous ces œufs sont sortis dans la première heure suivant le gavage, à l’exception d’un œuf de carpe commune, sorti entre 4h et 6h après le repas. 12 des 18 œufs récupérés contenaient des embryons viables, mais pendant l’incubation, neuf d’entre eux sont morts à cause d’une infection fongique – due, selon les chercheurs, aux conditions expérimentales et qui s’avère peu probable à l’état sauvage.
L’expérience montre ainsi qu’il est possible que des embryons de poissons à chorion mou – la membrane extérieure de l’embryon – en cours de développement puissent bel et bien survivre au passage dans le tube digestif des vertébrés. Cette étude fournit donc une explication potentielle sur la façon dont les poissons colonisent les plans d’eau isolés et éloignés, y compris les lacs de cratère, les lacs désertiques et les zones humides temporaires se trouvant dans les champs agricoles.
Certes, seul 0,2% des œufs ingérés ont survécu au passage intestinal, mais selon de précédentes études sur l’alimentation des oiseaux d’eau, l’endozoochorie est susceptible d’être fréquente dans la nature : jusqu’à 217 œufs de poisson ont été enregistrés dans un seul canard colvert ! En outre, il a été estimé, dans une région de l’Alaska, que les cinq espèces d’oiseaux les plus abondantes consommaient près de 857 tonnes d’œufs de hareng du Pacifique (soit 31 % de la ponte estimée).
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Une seule carpe commune pond jusqu’à 1,5 million d’œufs lors d’une ponte, contre 400’000 pour la carpe prussienne. Le nombre de canards colverts se chiffre, quant à lui, en dizaines de millions ; ils jouent déjà un rôle clé dans la dispersion des plantes terrestres et aquatiques. Étant donné l’abondance, le régime alimentaire et les mouvements des canards dans la nature, ces migrations par endozoochorie tiennent donc nécessairement un rôle majeur dans la conservation de la biodiversité et dans la dynamique d’invasion des écosystèmes d’eau douce.