La nutrition est reconnue comme un facteur de risque important dans le développement de l’obésité et des maladies chroniques comme les maladies cardiovasculaires, le diabète ou le cancer. Elle est un facteur d’autant plus crucial que les comportements nutritionnels, modifiables au niveau individuel, peuvent faire l’objet de politiques de santé publique. Certes, consommer trop de sucre est néfaste pour la santé, mais le remplacer par des édulcorants serait tout aussi nuisible à notre santé. Ils induiraient des risques accrus de développer des cancers, selon une étude récente menée sur plus de 100 000 adultes.
Compte tenu des effets délétères de la consommation excessive de sucre, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande de limiter la consommation de sucres à moins de 10% de l’apport énergétique quotidien. Alors, pour conserver le goût sucré et addictif des produits, tout en réduisant leur teneur en sucre ajouté et les calories correspondantes, nombre d’industriels de l’agroalimentaire ont recours, de plus en plus, aux édulcorants artificiels. De manière surprenante, on en retrouve également dans des produits alimentaires qui ne contiennent pas de sucre ajouté à l’origine (les chips aromatisées par exemple).
Ainsi, l’aspartame, un édulcorant artificiel bien connu, est par exemple présent dans plusieurs milliers de produits alimentaires à travers le monde. Sa valeur énergétique est similaire à celle du sucre (4 kcal/g), mais son pouvoir sucrant est 200 fois plus élevé. Il faut donc une quantité beaucoup plus faible d’aspartame pour obtenir un goût comparable. Mais l’innocuité de ces additifs alimentaires fait l’objet de débats.
En effet, depuis les années 1940, plusieurs études ont démontré le lien entre édulcorants et cancers chez la souris. Mais depuis quelques décennies, ces études sont remises en cause, notamment lorsque nous passons au modèle humain. C’est pourquoi une équipe de l’INSERM, l’INRAE, l’Université Sorbonne Paris Nord et du Cnam, au sein de l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN), ont mené une étude sur plus de 100 000 volontaires, afin d’établir, ou non, un lien entre cancers et édulcorants. Leurs résultats sont publiés dans PLOS Medicine.
Une vaste étude de cohorte de Nutrinautes
Dans cet objectif, les chercheurs se sont appuyés sur des données communiquées par 102 865 adultes participants à l’étude NutriNet-Santé, une cohorte en ligne initiée en 2009 par cette même équipe. Effectivement, l’étude porte sur un groupe de sujets suivis pendant plusieurs années, réalisée sur une large population d’adultes volontaires (qui deviennent en s’inscrivant des « Nutrinautes »), dont l’objectif est d’étudier les relations nutrition-santé. Les données pour la présente étude couvrent la période de 2009 jusqu’à janvier 2021.
Les Nutrinautes sont suivis grâce au site Internet NutriNet-Santé pendant toute la durée de l’étude. Ils peuvent fournir, aisément et gratuitement, toutes les informations nécessaires pour que les chercheurs puissent avancer dans leurs programmes de recherche, en consacrant quelques minutes par mois à répondre aux différents questionnaires relatifs à l’alimentation, l’activité physique et la santé. L’étude a déjà donné lieu à plus de 200 publications scientifiques internationales. Un appel au recrutement de nouveaux Nutrinautes est encore lancé afin de continuer à faire avancer la recherche sur les relations entre la nutrition et la santé.
Dans le contexte de l’étude, les volontaires ont eux-mêmes déclaré leurs antécédents médicaux, données sociodémographiques, activité physique, ainsi que des indications sur leur mode de vie et leur état de santé. Ils ont également renseigné en détail quant à leurs consommations alimentaires, en transmettant aux scientifiques des enregistrements complets sur plusieurs périodes de 24 heures, incluant les noms et marques des produits. Cela a permis d’évaluer précisément les expositions aux additifs des participants, et notamment les apports en édulcorants. C’est ainsi que les données ont été séparées en 3 groupes : les non-consommateurs, les consommateurs modérés et les gros consommateurs d’édulcorants (79 milligrammes par jour).
Deux édulcorants majeurs dans les risques accrus de cancers
À travers le jeu de données, les chercheurs ont examiné trois édulcorants : l’aspartame, l’acésulfame de potassium et le sucralose. Pourquoi spécifiquement ces trois faux sucre ? Car ce sont les plus utilisés, que se soit de manière individuelle ou dans les produits industriels.
Dans un premier temps, l’aspartame (E951) est environ 200 fois plus sucré que le sucre de table. Il est utilisé comme édulcorant de table dans une grande variété d’aliments et de boissons, notamment les céréales, les yaourts, les desserts glacés, la gélatine, les bonbons, la gomme sans sucre, les jus, les sodas light et de nombreux autres produits. Ensuite, l’acésulfame potassium (E950) est généralement utilisé en combinaison avec d’autres édulcorants non nutritifs et se retrouve fréquemment dans les sodas sans sucre. Enfin, le sucralose (E955) est 600 fois plus sucré que le sucre. Il est très polyvalent, soit en remplacement soit en association avec le sucre dans la cuisine et la pâtisserie. On le trouve dans de nombreux aliments et boissons hypocaloriques, comme dans les produits de boulangerie et autres desserts, les fruits en conserve, les produits laitiers et les sirops. Le sucralose peut également être utilisé comme édulcorant de table.
Après avoir recueilli les informations sur le diagnostic de cancer au fil du suivi (2009-2021), les chercheurs ont effectué des analyses statistiques, afin d’étudier les associations entre la consommation d’édulcorants et le risque de cancer. Ils ont également tenu compte de nombreux facteurs potentiellement confondants tels que l’âge, le sexe, le niveau d’éducation, l’activité physique, le tabagisme, l’indice de masse corporelle, la taille, la prise de poids au cours du suivi, le diabète, les antécédents familiaux de cancer, ainsi que les apports en énergie, alcool, sodium, acides gras saturés, fibres, sucre, aliments complets et produits laitiers. Charlotte Debras, première auteure de l’étude, explique dans un communiqué : « On ne peut pas exclure totalement des biais liés aux modes de vie des consommateurs, mais la prise en compte de multiples facteurs a permis de limiter ces biais ».
Ainsi, la présente étude révèle que, plus que les deux autres édulcorants, l’aspartame apparait comme l’édulcorant étant associé à un risque accru de cancer du sein, avec une probabilité de 22% supérieure pour les plus grands consommateurs. De manière globale, les taux de cancer étaient 15% plus élevés pour les grands consommateurs d’aspartame et de 12% plus élevés pour les consommateurs modérés. De manière similaire, les taux de cancer sont de 13% plus élevés pour les grands consommateurs d’acésulfame de potassium et de 12% pour les consommateurs plus modérés. Enfin, le sucralose semble présenter l’association la moins forte avec le cancer : les taux n’étaient pas plus élevés pour les gros consommateurs et 3% plus élevés pour les faibles consommateurs.
Mathilde Touvier, directrice de recherche à l’INSERM, détaille : « Ce qu’on observe, c’est une association entre une plus forte consommation d’édulcorants et le risque accru de cancer, et notamment du sein et des cancers liés à l’obésité ».
Quel est le mécanisme derrière ces résultats ?
Néanmoins, cette étude ne démontre qu’une association, elle ne permet pas de parler de corrélation. Charlotte Debras ajoute donc que « des recherches supplémentaires dans d’autres cohortes à grande échelle seront nécessaires pour venir reproduire et confirmer ces résultats ».
C’est pourquoi, à l’heure actuelle, les chercheurs ont déjà entrepris d’autres mesures chez les participants de l’étude. Mathilde Touvier explique : « On est en train de réaliser des dosages de biomarqueurs, dans leur sang, leurs urines, de paramètres liés à l’inflammation, de perturbation du métabolisme ». Le microbiote intestinal est également étudié. Il faudra aussi prendre en compte l’activité physique et d’autres comportements comme le tabagisme.
Mathilde Touvier conclut : « Ces résultats ne soutiennent pas l’utilisation d’édulcorants en tant qu’alternatives sûres au sucre et fournissent de nouvelles informations pour répondre aux controverses sur leurs potentiels effets néfastes sur la santé. Ils fournissent par ailleurs des données importantes pour leur réévaluation en cours par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et d’autres agences de santé publique dans le monde ».
Cette étude pourrait mettre fin au débat ancien sur les édulcorants, par des résultats sans équivoque, mais elle va d’abord le réenflammer, tant les intérêts financiers de l’industrie agroalimentaire mis en jeu sont importants. Les objectifs de santé et les objectifs économiques restent donc, malheureusement, divergents.