Quelques heures après être entrées en Ukraine, les forces russes se sont emparées du site de l’ancienne centrale nucléaire, retenant en otage les employés. Les préoccupations concernaient alors la sécurité des matériaux radioactifs, toujours stockés sur place, dans une cuve d’eau sous refroidissement : la centrale étant privée d’électricité, ce système de refroidissement n’était plus fonctionnel. Le courant est heureusement rétabli depuis le 14 mars, mais le directeur de l’Institut des problèmes de sécurité des centrales nucléaires (ISPNPP) de Kiev, Anatolii Nosovskyi, affirme aujourd’hui que des pillards ont profité de la situation pour voler des matériaux radioactifs, qui pourraient être utilisés pour fabriquer une bombe radiologique.
Une bombe radiologique, ou dispositif de dispersion radiologique (appelée aussi « bombe sale »), est une bombe intégrant des matériaux radioactifs destinés à être disséminés dans tout l’environnement au moment de l’explosion. Selon les propos de Nosovskyi rapportés par Science, les pillards se seraient introduits dans un laboratoire de surveillance des radiations de Tchernobyl et auraient dérobé des isotopes radioactifs (utilisés sur le site pour calibrer des instruments) ainsi que quelques déchets radioactifs.
Plus inquiétant : l’ISPNPP dispose d’un autre laboratoire dans Tchernobyl où sont entreposés des matériaux encore plus dangereux ; les autorités ont cependant perdu le contact avec ce laboratoire, qui selon Nosovskyi, renfermait « de puissantes sources de rayonnement gamma et neutronique », ainsi que des échantillons très radioactifs de matériaux issus du réacteur n°4 — qui a explosé dans l’accident de 1986. On ne sait pas aujourd’hui si ces matériaux sont en sécurité ou non.
Une possible détérioration du niveau des radiations
C’est l’un des faits les plus marquants de cette guerre : quelques heures à peine après avoir traversé la frontière entre l’Ukraine et la Biélorussie, les troupes russes ont pris le contrôle de toutes les installations de Tchernobyl. La majorité du personnel, chargé de veiller sur la sécurité de l’ancienne centrale et contribuant à son démantèlement, avait reçu l’ordre d’évacuer avant l’arrivée des Russes. Les travailleurs restés sur place ont été retenus en otage et les soldats ont interdit les changements d’équipe pendant plusieurs semaines.
De nouveaux employés ont finalement été autorisés à venir remplacer leurs collègues sur le site la semaine dernière, rapporte Nosovskyi. Mais ces derniers n’ont à leur tour pas été relayés. Le risque ? Une erreur humaine liée à l’état de stress dans lequel se trouve aujourd’hui le personnel. Selon les experts, cela ne devrait cependant pas entraîner de graves conséquences, la centrale ayant cessé toute activité depuis 2000.
Cela fait plus de trente ans que la catastrophe de Tchernobyl a eu lieu, mais le site, ainsi que la zone d’exclusion qui l’entoure, sont toujours les zones les plus radioactives au monde. Près de 8500 tonnes de barres de combustible d’uranium sont actuellement refroidies sur place. Or, les feux de forêt sont courants dans cette région. L’incursion russe n’a rien arrangé : ces derniers jours, plus de 10 000 hectares de forêt ont brûlé à cause du conflit. Non seulement ces feux entraînent la libération dans l’atmosphère de radionucléides, enfouis dans la terre et les végétaux depuis 1986, mais les flammes pourraient atteindre les installations de stockage des déchets nucléaires de la centrale.
Le 11 mars, d’importants incendies se sont déclarés, mais les pompiers, bloqués par les soldats russes, n’ont pu intervenir. Les feux continuent à brûler et Nosovskyi craint « une détérioration significative de la situation des radiations en Ukraine et dans toute l’Europe ». Impossible de connaître avec précision le taux de radioactivité dans la région, le système automatisé de surveillance du rayonnement radioactif n’ayant pas encore été remis en service depuis la panne de courant, précise le responsable.
Le site de Tchernobyl sous une double menace
Selon le professeur Bruno Merk, spécialiste en ingénierie nucléaire à l’Université de Liverpool, le vol de matériaux radioactifs ne doit pas être une source d’inquiétude : il explique au New Scientist qu’il ne s’agit pas du bon type de matière pour constituer une arme nucléaire. En outre, les quantités dérobées seraient d’une utilité très limitée selon lui.
En revanche, à Tchernobyl, le danger provient à la fois d’une éventuelle explosion d’hydrogène qui pourrait s’accumuler à l’intérieur du dépôt de combustible usagé (en cas de dysfonctionnement du système de ventilation), et du corium — ou « matériau contenant du combustible » (FCM) — créé lors de l’accident de fusion. Ce corium est constitué d’un mélange de combustible nucléaire, de produits de fission, de barres de contrôle et de toutes sortes de matériaux de la structure ayant fondu pendant l’accident. Ce matériau demeure sous le premier sarcophage érigé suite à l’accident de 1986 et émet occasionnellement des pics de neutrons (qui sont habituellement neutralisés par un système de pulvérisation de nitrate de gadolinium).
L’Arche de Tchernobyl qui recouvre l’ancien sarcophage depuis 2018 a été conçue pour contenir toute explosion éventuelle initiée par une fission autoentretenue dans le FCM. Cette arche n’est cependant pas conçue pour résister aux bombardements : si la structure était endommagée, cela pourrait libérer la poussière radioactive qui s’est accumulée au fil du temps, à mesure de la désintégration du FCM.
Tchernobyl n’est évidemment pas le seul site à risque du pays : l’Ukraine compte 15 réacteurs nucléaires en activité, répartis sur quatre centrales ; Zaporijjia, Rovno, Khmelnitski et la centrale nucléaire d’Ukraine du Sud. La centrale de Zaporijjia — la plus grande centrale nucléaire d’Europe, d’une capacité totale de 6000 MW — située au sud du pays, a elle aussi été ciblée par la Russie : le 4 mars, elle a fait l’objet d’un bombardement qui a entraîné un incendie sur le site (maîtrisé depuis).
Le 6 mars, une autre attaque russe a endommagé un réacteur de recherche utilisé pour générer des neutrons situé à l’Institut de physique et de technologie de Kharkiv. L’Inspection nationale de la réglementation nucléaire d’Ukraine rapporte une seconde attaque, survenue le 28 mars : « Il est désormais impossible d’évaluer en détail l’étendue des dommages et leur impact sur la sûreté nucléaire et radiologique en raison d’intenses hostilités qui ne s’arrêtent pas dans la zone de l’installation nucléaire », ont déclaré les responsables. Selon Science, des milliers d’autres sites en Ukraine contiennent des matières radiologiques.