Le poulpe, ce céphalopode aux capacités extraordinaires, est l’une des créatures les plus intelligentes du règne animal. Pourtant, un très étrange comportement d’autodestruction ne lui (à quelques exceptions près) permet qu’une courte longévité, et son suicide semble très précisément programmé après son accouplement. D’après la découverte résultant d’une nouvelle étude, l’altération du métabolisme du cholestérol, induite par la glande optique du céphalopode, serait à l’origine de ce tragique phénomène. Cette glande subirait notamment un changement massif chez le poulpe femelle après un accouplement réussi, en produisant des hormones stéroïdes induisant son suicide. Selon les chercheurs, une altération hormonale similaire chez les mammifères (dont les humains) pourrait induire le même comportement suicidaire que chez le poulpe.
Les céphalopodes à corps mou tels que le poulpe sont dotés des plus grands et plus complexes systèmes nerveux centraux, ainsi que de plus grands rapports masse du cerveau/corps, parmi tous les invertébrés. Cela confère notamment au poulpe des facultés impressionnantes, qui ont toujours fasciné les scientifiques. Il peut par exemple changer de couleur pour se fondre parfaitement dans son environnement ou imiter la forme d’un animal venimeux pour duper ses prédateurs. Il est même capable de manier des outils et de résoudre des casse-tête cognitifs complexes.
Il est également capable de régénérer ses membres coupés, ces puissants tentacules qu’il manie intelligemment pour faire de lui un excellent prédateur, en plus de son arsenal de chasse (venin, ventouses, bec, …). L’on serait alors tenté de penser qu’il n’y a pas grand-chose qui pourrait venir à bout de cet animal exceptionnel, mais étrangement, sa longévité moyenne est très courte. Si certains primates et corvidés vivent jusqu’à plusieurs décennies, les pieuvres des eaux peu profondes, telles que la pieuvre à deux points de Californie (Octopus bimaculoides), ne vivent qu’un an en moyenne.
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Comme beaucoup d’autres céphalopodes, le poulpe se reproduit en effet qu’une seule fois dans sa vie, après quoi son cycle de vie s’achève. Après avoir pondu ses oeufs, la femelle poulpe entame notamment un processus d’autodestruction, où elle commence à jeûner et à s’automutiler, en préservant juste assez de forces pour couver ses oeufs jusqu’à l’éclosion, avant de succomber à son état de santé dégradé.
D’après la nouvelle étude parue dans la revue Current Biology, les femelles fécondées en captivité sembleraient même accélérer intentionnellement ce processus, en se mutilant et en tordant frénétiquement leurs tentacules. « Ce qui est frappant, c’est qu’elles traversent cette progression de changements où elles semblent devenir folles juste avant de mourir », indique dans un communiqué Clifton Ragsdale, professeur de neurobiologie à l’Université de Chicago et l’un des auteurs de l’étude. De plus, ce « suicide programmé » serait aussi observé chez les mâles, qui en atteignant l’âge d’environ un an ou un an et demi, cessent également de se nourrir et finissent par mourir, peu de temps après leurs femelles.
Codirigée par l’Université de Washington et de l’Illinois, la nouvelle recherche appuie celles antérieures, où l’on a démontré l’implication de la glande optique du poulpe dans sa reproduction et sa durée de vie. Cette glande est notamment son principal centre neuroendocrinien, dont l’équivalent fonctionnel chez les vertébrés est l’hypophyse (ou glande pituitaire). Chez la femelle poulpe, l’on a pour la première fois découvert qu’après l’accouplement, la glande change de sorte à altérer le métabolisme du cholestérol, entraînant des changements spectaculaires dans les hormones stéroïdes produites. Ce qui pourrait expliquer son comportement suicidaire.
Trois voies biochimiques impliquées
En 1977, Jerome Wodinsky, psychologue de l’Université Brandeis, avait démontré qu’une fois leurs glandes optiques retirées, les mères poulpes à deux points des Caraïbes (Octopus briareus) abandonnaient leurs oeufs et recommençaient à se nourrir. Elles vivaient alors plusieurs mois de plus que celles encore pourvues de leurs glandes. Déjà à l’époque, les scientifiques avaient compris que la glande sécrétait probablement des hormones « autodestructrices », mais les mécanismes métaboliques induisant le phénomène n’étaient pas encore tout à fait compris.
Pour aboutir à leurs résultats, les chercheurs de la nouvelle étude ont alors séquencé les gènes activés et désactivés dans les cellules de la glande optique des mères poulpes (Octopus bimaculoides), à différentes phases de leurs déclins. Ils ont alors observé que lorsque les céphalopodes commençaient à jeûner, il y avait des niveaux d’activité plus élevés dans les gènes qui métabolisent le cholestérol et produisent des stéroïdes.
Le cholestérol est en effet impliqué dans beaucoup de processus physiologiques vitaux chez les animaux, comme la flexibilité de la membrane cellulaire et la production d’hormones de stress, « mais ce fut une grande surprise de le voir jouer également un rôle dans ce processus du cycle de vie », explique (en parlant de l’autodestruction chez le poulpe) Z. Yan Wang, professeur adjoint de psychologie et de biologie à l’Université de Washington, et auteur principal de l’étude.
Le groupe de recherche a par ailleurs découvert trois voies biochimiques différentes liées à l’augmentation des hormones stéroïdes après la reproduction. La première produit de la prégnénolone et de la progestérone, deux stéroïdes couramment associés à la grossesse. L’autre produit des cholestanoïdes maternels ou des composés intermédiaires pour fabriquer des acides biliaires, et la troisième entraîne des niveaux accrus de 7-déhydrocholestérol (ou 7-DHC), un précurseur du cholestérol.
Certaines de ces voies sont également activées pour produire du cholestérol chez les souris et d’autres mammifères. Chez l’homme, un niveau élevé de 7-DHC est toxique. Il s’agit notamment d’un phénomène remarqué dans le syndrome de Smith-Lemli-Opitz (une maladie génétique causée par une mutation de l’enzyme qui convertit le 7-DHC en cholestérol). Les enfants atteints de cette maladie souffrent de graves problèmes développementaux et comportementaux, en s’automutilant de façon répétée. Ce comportement est très similaire à celui observé chez le poulpe, selon le groupe de recherche.