Les détecteurs d’ADN environnemental (ADNe), une technologie ultrasensible, sont des outils puissants pour la préservation de la biodiversité et pour la santé publique. Néanmoins, leur capacité à détecter les moindres fragments d’ADN humain, provenant de presque n’importe quel environnement, suscite l’inquiétude des spécialistes de la médecine légale, en raison des risques d’une utilisation abusive à l’encontre des minorités.
L’ADNe se compose de milliers de fragments de matériel génétique résultant de la présence ou le passage d’un organisme vivant. Ce type d’ADN est dispersé dans l’air, l’eau, la neige et même dans notre nourriture, qui elle-même contient des millions de séquences d’ADN distinctes.
Les spécialistes de la conservation exploitent l’ADNe pour traquer les espèces invasives ou pour surveiller celles qui sont vulnérables et menacées d’extinction. La technique a conduit à des prouesses remarquables, comme la redécouverte d’espèces supposées éteintes. De plus, la détection de l’ADNe est aussi utilisée en santé publique, pour analyser les eaux usées et les eaux de ruissellement qui pourraient contenir des agents pathogènes (virus, bactéries, etc.).
À l’origine, David Duffy, généticien de la faune à l’Université de Floride, a développé une technologie de détection de l’ADNe pour surveiller la santé des tortues marines. Cependant, il a été surpris de constater une présence persistante d’ADN humain à des niveaux élevés, brouillant ainsi ses données sur les tortues.
Bien que l’ADNe humain enveloppe la planète depuis des milliers d’années, les scientifiques supposaient que ces fragments étaient soit trop petits, soit trop mal conservés pour être analysés de manière significative. Par conséquent, les laboratoires se sont toujours appuyés sur des échantillons biologiques (comme le sang ou les selles) et les objets directement touchés par une personne pour extraire son ADN.
Cependant, Duffy a découvert des niveaux étonnamment élevés d’ADNe humain dans ses échantillons d’eau de mer. Ces fragments d’ADN se sont révélés être une source riche en informations. Selon l’étude, décrite dans Nature Ecology & Evolution, le matériel génétique récupéré pouvait fournir des informations sur la santé des personnes présentes dans la région, ainsi que sur leur généalogie. Cette technologie pourrait offrir de nombreux avantages en matière de prévention des maladies.
Cependant, puisque les forces de l’ordre utilisent l’ADN pour identifier des suspects, les biologistes et les experts en médecine légale craignent que cette technologie puisse être utilisée de manière abusive. « Cela donne un nouvel outil puissant aux autorités », souligne Anna Lewis, généticienne à Harvard. « Je pense qu’il y a de nombreuses raisons de s’inquiéter à l’échelle internationale », estime-t-elle. De plus, l’appareil, de la taille d’un briquet, facilement disponible et relativement abordable (il coûte environ 1000 dollars), se branche sur le port USB d’un ordinateur. Cette découverte souligne l’urgence de mettre en place une réglementation complète concernant la confidentialité génétique, selon les experts.
Un détecteur d’ADN ultrasensible
Un dispositif mis au point par les chercheurs dans le cadre de l’étude consiste en un extracteur et séquenceur d’ADN à nanopores, capable de lire de grands ensembles de fragments. En analysant un échantillon d’eau de ruisseau équivalent au volume d’une canette de soda, une importante quantité d’ADN mitochondrial humain (transmis sur plusieurs milliers de générations) a été détectée. Les séquençages subséquents ont permis de cartographier instantanément l’ascendance génétique de la population résidant près du ruisseau.
Il convient toutefois de noter que l’ADN mitochondrial n’est pas un indicateur suffisamment fiable pour déterminer l’ascendance génétique d’une personne ou d’une population. Néanmoins, les résultats étaient assez proches de la diversité ethnique recensée dans les dernières données de recensement de la région. L’ADN extrait était même suffisamment complet pour correspondre aux exigences de la base de données fédérale américaine concernant les personnes disparues.
Des mutations génétiques clés, indicatives de prédispositions à plusieurs maladies (diabète, problèmes cardiaques et oculaires), ont également été détectées dans l’échantillon. Selon les chercheurs, l’ADN de l’une des personnes présentes dans l’échantillon présentait une mutation conduisant à une maladie neurodégénérative rare et généralement mortelle. Cette maladie est héréditaire et ne se manifeste qu’à partir de 40 ans, ce qui signifie que la personne et sa famille pourraient ne pas en être informées. Utilisée à des fins médicales, la technologie pourrait ainsi aider à prévenir de nombreuses maladies, en évaluant leur prévalence et leur épidémiologie dans de larges populations.
Un outil à double tranchant
Malgré ses avantages pour la santé et la biodiversité, l’utilisation de technologies de détection de l’ADNe pourrait présenter des risques. Elles pourraient notamment être utilisées pour surveiller spécifiquement certaines populations, en se basant sur leur généalogie et leurs antécédents médicaux. Les minorités ethniques pourraient souffrir davantage de préjugés, simplement parce que de minuscules fragments de leur ADN pourraient se retrouver au mauvais endroit. Cette tendance semble se confirmer en Chine, où des suivis génétiques approfondis sont effectués sur les Tibétains et les Ouïghours.
De plus, « il y a un déséquilibre dans presque tous les systèmes du monde entre ce que les forces de l’ordre sont autorisées à faire, la recherche financée par des fonds publics et les entreprises privées », note Barbara Prainsack, professeure à l’Université de Vienne et spécialiste en réglementation de la technologie de l’ADN. En effet, il serait plus facile pour les autorités publiques de déployer une technologie scientifiquement non éprouvée que d’en prouver la fiabilité du côté des chercheurs.
Néanmoins, la technologie développée par Duffy et son équipe présente un certain niveau de sécurité, car elle n’est pas tout à fait compatible avec celle utilisée par les forces de l’ordre. Ces dernières ont besoin de capturer une vingtaine de marqueurs génétiques simultanément pour identifier un suspect, tandis que celle des chercheurs ne peut en capturer qu’un à la fois. De plus, le taux d’erreurs d’identification est encore relativement élevé, conduisant souvent à de faux positifs.