Des chercheurs ont pour la première fois démontré expérimentalement l’existence d’un nouveau type d’aimant, baptisé « alter-aimant ». Théorisé en 2022, il possède à la fois les caractéristiques des ferromagnétiques ordinaires et antiferromagnétiques — une combinaison que l’on croyait jusqu’à présent impossible. La confirmation de l’existence ce type de magnétisme pourrait avoir des implications majeures dans la conception de nouvelles générations d’ordinateurs ultraperformants dits « spintroniques ».
Jusqu’au 20e siècle, on pensait qu’il n’existait qu’un seul type d’aimant : les ferromagnétiques. Il s’agit des aimants ordinaires que nous connaissons tous, tels que ceux du réfrigérateur ou l’aiguille d’une boussole. Leur magnétisme se manifeste lorsque les champs magnétiques des millions d’atomes qui les composent pointent tous dans la même direction. En d’autres termes, les spins (une caractéristique quantique des particules intimement liée à leurs propriétés de rotation) magnétiques des électrons sont orientés dans une seule et même direction, créant ce que l’on appelle le « magnétisme macroscopique net ».
Puis, dans les années 1930, Louis Néel, un physicien français, a découvert un autre type d’aimant dit « antiferromagnétique ». Dans ce dernier, les spins des électrons pointent vers des directions alternées, de sorte qu’il ne possède pas de magnétisation macroscopique nette et n’adhère pas au fer (ainsi que l’acier, le nickel et le cobalt) comme le feraient les aimants ferromagnétiques. Ainsi, les antiferromagnétiques ne possèdent pas de champ magnétique externe.
En 2019, des spéculations selon lesquelles des matériaux avec une structure de spins qui ne correspond ni au ferromagnétisme ni à l’antiferromagnétisme sont possibles ont commencé à circuler. En réalité, comme dans les antiferromagnétiques, les spins s’alternent — ce qui n’entraîne aucune magnétisation macroscopique nette. Cependant, leur champ magnétique interne peut moduler le courant électrique, ce qui correspond davantage aux ferromagnétiques.
Ce n’est qu’en 2022 que des théoriciens ont déduit qu’il pourrait s’agir d’un nouveau type d’aimant, dit « altermagnétique ». Ces mêmes chercheurs ont prédit plus de 200 matériaux candidats, allant des isolants aux semi-conducteurs en passant par les métaux et les supraconducteurs. Nombre d’entre eux étaient d’ailleurs bien connus et largement étudiés, sans que personne ne s’aperçoive qu’il s’agissait d’alter-aimants.
« Les alter-aimants récemment prédits peuvent combiner les avantages des ferromagnétiques et des antiferromagnétiques, que l’on pensait fondamentalement incompatibles, et avoir également d’autres avantages uniques que l’on ne trouve pas dans les autres branches », explique dans un communiqué Tomas Jungwirth, de l’Institut de physique de l’Académie tchèque des sciences. Dans leur nouvelle étude, récemment publiée dans la revue Nature, Jungwirth et ses collègues rapportent la première preuve expérimentale de l’existence de tels matériaux.
Des états de spin inhabituels
Afin de confirmer l’existence des alter-aimants, les chercheurs de la nouvelle étude ont analysé l’interaction des rayonnements X avec les atomes de cristaux de tellurure de manganèse. Il s’agit d’un matériau à deux éléments traditionnellement considéré comme un antiferromagnétique, car les spins des atomes de manganèse qui le composent pointent dans des directions opposées.
Cependant, les analyses des chercheurs ont montré que le matériau présente une levée de la dégénérescence du spin de Kramer. Il s’agit d’une caractéristique prédite pour les alter-aimants, se traduisant par la division des bandes électroniques correspondant à différents états de spin. En d’autres termes, les électrons se séparent en deux groupes, ce qui leur permettrait de générer les mouvements inhabituels à l’origine de l’altermagnétisme. Les experts ont pu confirmer qu’il s’agissait bien d’un alter-aimant lorsqu’ils ont constaté qu’il n’y avait pas non plus de magnétisation macroscopique nette.
« Grâce à la haute précision et à la sensibilité de nos mesures, nous avons pu détecter la division alternée caractéristique des niveaux d’énergie correspondant à des états de spin opposés et ainsi démontrer que le tellurure de manganèse n’est ni un antiferromagnétique classique ni un ferromagnétique classique, mais appartient à la nouvelle branche altermagnétique », explique dans un communiqué de l’Institut Paul Scherrer (en Suisse), Juraj Krempasky, auteur principal de la nouvelle étude.
Un matériau idéal pour les ordinateurs spintroniques
Ces résultats pourraient avoir d’importantes implications pour le développement d’ordinateurs spintroniques. Alors que l’électronique s’appuie sur la charge des électrons pour transporter des informations, ces dispositifs exploiteraient l’état des spins électroniques — ce qui pourrait considérablement en augmenter les performances en matière de vitesse et de capacité de stockage.
À noter que la spintronique est explorée depuis quelques années pour ses potentielles applications pour l’informatique. Les techniques utilisées sont basées sur les ferromagnétiques, car ils offrent l’avantage de pouvoir exploiter facilement l’état des spins. Cependant, la magnétisation macroscopique nette impose une limite à l’évolutivité de ces dispositifs, car elle entrave la fluidité de la transmission des bits informatiques. Cela a amené les scientifiques à se tourner vers les antiferromagnétiques, mais là encore, les effets dépendant du spin font défaut.
Les alter-aimants disposent quant à eux des avantages des deux : une magnétisation nette nulle et des phénomènes dépendant du spin, fortement convoités. « C’est la magie des alter-aimants. C’est ce que les gens croyaient impossible jusqu’à ce que de récentes prédictions théoriques soient en fait réalisables », estime Jungwirth.
Mis à part les ordinateurs spintroniques, les alter-aimants pourraient améliorer la compréhension de la physique de la matière condensée ou servir de plateforme pour étudier une nouvelle forme de supraconductivité.