En février 2016, des physiciens du Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory (LIGO) ont rapporté la première observation d’ondes gravitationnelles, émanant de deux trous noirs, chacun environ 30 fois plus massif que le Soleil et situés à 1.3 milliard d’années-lumière. Les physiciens peuvent donc désormais étudier les trous noirs comme des objets concrets. Mais ces derniers sont-ils les mêmes trous noirs que ceux prédits par la relativité générale ? S’agit-il de véritables trous noirs, ou d’objets se rapprochant de la description donnée par la théorie d’Einstein ? Tandis que plusieurs cosmologistes n’ont aucun doute quant à la réponse, d’autres adoptent des positions plus mesurées. Sans rejeter en bloc l’identité des trous noirs indirectement observés, plusieurs astrophysiciens affirment que plus de tests observationnels concernant les propriétés directes des trous noirs de la relativité générale doivent être effectués pour statuer définitivement sur la question.
Les détecteurs d’ondes gravitationnelles ont repéré quatre douzaines de fusions de trous noirs depuis la détection révolutionnaire de LIGO. En avril 2019, une collaboration internationale appelée Event Horizon Telescope (EHT) a produit la première image d’un trou noir. En dirigeant des radiotélescopes du monde entier sur le trou noir supermassif au cœur de la galaxie voisine Messier 87 (M87), l’EHT a imagé la structure de l’objet massif.
Les astronomes suivent également des étoiles qui se rapprochent du trou noir au centre de notre propre galaxie, suivant des chemins qui peuvent contenir des indices sur la nature du trou noir lui-même. Les observations remettent déjà en question les hypothèses des astrophysiciens sur la manière dont les trous noirs se forment et influencent leur environnement. Les plus petits trous noirs détectés par LIGO et, maintenant, le détecteur d’ondes gravitationnelles européen Virgo en Italie, se sont avérés plus lourds et plus variés que prévu, ce qui a mis à rude épreuve les connaissances des astrophysiciens concernant les étoiles massives progénitrices.
Et l’environnement autour du trou noir supermassif de notre galaxie semble étonnamment fertile, grouillant de jeunes étoiles qui ne devraient pas se former dans un tel maelström. Mais certains physiciens ressentent l’ombre d’une question plus fondamentale : voient-ils vraiment les trous noirs prédits par la théorie d’Einstein ?
Les trous noirs prédits par la relativité générale
Certains théoriciens affirment que oui. « Je ne pense pas que nous en apprendrons davantage sur la relativité générale ou la théorie des trous noirs », déclare Robert Wald, théoricien de la gravitation à l’université de Chicago. D’autres n’en sont pas si sûrs : « Les trous noirs sont-ils strictement les mêmes que ceux auxquels vous vous attendez à voir avec la relativité générale ou sont-ils différents ? Cela va être un axe majeur des futures observations », indique Clifford Will, un théoricien de la gravitation à l’Université de Floride.
Toute anomalie nécessiterait de repenser la théorie d’Einstein, que les physiciens soupçonnent de ne pas être la théorie la plus complète de la gravité, étant donné son absence actuelle de compatibilité avec la mécanique quantique. En utilisant de multiples techniques, les chercheurs acquièrent déjà des points de vue différents et complémentaires sur ces objets étranges.
C’est notamment le travail d’Andrea Ghez, astrophysicienne à l’Université de Californie, qui a partagé le prix Nobel de physique 2020 pour avoir inféré l’existence du trou noir supermassif au cœur de notre galaxie. « Nous sommes encore loin d’avoir une image complète. Mais nous sommes certainement en train de mettre en place davantage de pièces du puzzle ».
D’Isaac Netwon à Albert Einstein
Constitué d’énergie gravitationnelle, un trou noir est une somme de contradictions. Il ne contient aucune matière, mais possède une masse et peut tourner. Il n’a pas de surface, mais a une taille. Il se comporte comme un objet imposant et massif, mais n’est en réalité qu’une région particulière de l’espace.
C’est ce que dit la relativité générale, publiée par Einstein en 1915. Deux siècles plus tôt, Isaac Newton avait postulé que la gravité est une force qui, d’une manière ou d’une autre, traverse l’espace pour attirer des objets massifs les uns vers les autres. Einstein est allé plus loin et a soutenu que la gravité survient parce que des objets massifs tels que les étoiles et les planètes déforment l’espace-temps, provoquant la courbe des trajectoires d’objets tombant librement.
Les premières prédictions de la relativité générale ne différaient que légèrement de celles de la théorie de Newton. Alors que Newton a prédit qu’une planète devrait orbiter son étoile dans une ellipse, la relativité générale prédit que l’orientation de l’ellipse devrait avancer légèrement, ou montrer une précession, avec chaque orbite. Dans le premier triomphe de la théorie, Einstein a montré qu’elle expliquait la précession jusqu’alors inexpliquée de l’orbite de la planète Mercure. Ce n’est que des années plus tard que les physiciens ont réalisé que la théorie impliquait également quelque chose de beaucoup plus radical.
Horizon des événements et théorème de la calvitie
En 1939, le théoricien J. Robert Oppenheimer et ses collègues ont calculé que lorsqu’une étoile suffisamment massive brûlait, aucune force connue ne pouvait empêcher son noyau de s’effondrer en un point infinitésimal, laissant derrière lui son champ gravitationnel comme un puits permanent dans l’espace-temps. À une certaine distance du point, la gravité serait si forte que même la lumière ne pourrait pas s’échapper. Tout ce qui se rapprocherait serait coupé du reste de l’univers, selon David Finkelstein, théoricien du Caltech, en 1958.
Cet « horizon des événements » n’est pas une surface physique. Un astronaute qui tomberait à travers ne remarquerait rien de spécial. Néanmoins, selon Finkelstein, décédé quelques jours à peine avant l’annonce de LIGO en 2016, l’horizon agirait comme une membrane à sens unique, laissant les objets tomber, mais les empêchant de sortir.
Selon la relativité générale, ces objets — finalement nommés trous noirs par le célèbre théoricien John Archibald Wheeler — devraient également présenter une similitude surprenante. En 1963, Roy Kerr, un mathématicien néo-zélandais, a découvert comment un trou noir rotatif d’une masse donnée déformerait l’espace-temps. D’autres ont rapidement prouvé qu’en relativité générale, la masse et la rotation sont les seules caractéristiques qu’un trou noir peut avoir, ce qui implique que la formule mathématique de Kerr, connue sous le nom de métrique de Kerr, décrit chaque trou noir existant.
Wheeler a surnommé le résultat « le théorème de la calvitie », pour souligner que deux trous noirs de même masse et même rotation sont aussi indiscernables que des têtes chauves. Certains physiciens soupçonnaient que les trous noirs n’existeraient peut-être pas en dehors de l’imagination des théoriciens, indique Sean Carroll, théoricien à Caltech. Les sceptiques ont fait valoir que les trous noirs pourraient être un artefact des mathématiques subtiles de la relativité générale, ou qu’ils ne pourraient se former que dans des conditions irréalistes, telles que l’effondrement d’une étoile parfaitement sphérique.
Cependant, à la fin des années 1960, Roger Penrose, théoricien à l’Université d’Oxford, a dissipé ces doutes avec des mathématiques rigoureuses, pour lesquelles il a partagé le prix Nobel de physique 2020. « Penrose a exactement prouvé que, non, non, même si vous avez une chose grumeleuse, tant que la densité devenait suffisamment élevée, elle allait s’effondrer en un trou noir », explique Carroll.