Des chercheurs ont récemment démontré que les bourdons possèdent une étonnante forme d’intelligence collective que l’on pensait jusqu’ici spécifique à l’Homme. Lors d’expériences en laboratoire, des bourdons se sont notamment montrés capables d’adopter des comportements hautement complexes dépassant leur capacité d’innovation individuelle et que seul l’apprentissage social pouvait transmettre. Cela suggère une capacité d’apprentissage social avancée, dont nous ignorions jusqu’ici l’existence.
Chez les humains, presque tous les comportements reposent sur des connaissances ayant nécessité plusieurs générations de perfectionnement. Nos connaissances actuelles sont en quelque sorte basées sur des savoirs collectifs accumulés pendant des siècles, selon ce qu’on appelle la « culture cumulative ». Par exemple, tous les composants d’un ordinateur ou d’un smartphone n’ont pas été inventés par une seule personne. Au lieu de cela, plusieurs générations d’inventeurs et de scientifiques s’y sont collectivement attelées pour parvenir au niveau actuel.
Il a été suggéré que la culture cumulative exige des formes d’apprentissage social d’ordre supérieur (telles que l’imitation et l’enseignement ou la transmission de compétences), auparavant considérées comme spécifiques aux humains. Cependant, des études ont depuis peu mis en lumière des preuves suggérant la présence d’une forme de culture cumulative chez certains animaux. En effet, le concept de culture cumulative implique qu’un changement (ou innovation) bénéfique par rapport à un comportement donné doit être transmis socialement.
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Ce type de comportement aurait par exemple été observé chez les pigeons voyageurs. En effet, des chercheurs ont précédemment montré que lorsque des couples de pigeons voyageurs doivent effectuer un vol pour rentrer chez eux depuis différents endroits, ils trouvent plus rapidement les itinéraires plus efficaces lorsque l’un des membres des couples est régulièrement interchangé. C’est-à-dire que les couples toujours composés des mêmes membres ou les oiseaux voyageant en solitaire sont moins prompts à trouver les meilleurs itinéraires. Cela suggère la présence « d’innovations » bénéfiques apportées par les nouveaux membres et transmises aux autres oiseaux.
Cependant, il était jusqu’à présent difficile de déterminer si ces innovations sont transmises chez les animaux par le biais d’une forme de culture cumulative, ou si elles pourraient être acquises individuellement. En effet, « ce seuil, qui inclut souvent la stipulation selon laquelle la réinnovation est impossible au cours de la vie d’un individu, est considéré par certains comme une différence fondamentale entre la cognition humaine et non humaine », ont expliqué des chercheurs du Queen Mary University of London et de l’Université de Sheffield (en Angleterre) dans leur nouvelle étude sur le sujet, publiée dans revue Nature.
D’un autre côté, les recherches concernant les formes de cognition d’ordre supérieur chez les animaux ont majoritairement été menées sur des primates — en raison de la taille de leur cerveau et de leur proximité génétique avec les humains. Dans le cadre de leurs travaux, les chercheurs anglais ont exploré la question chez les bourdons, en raison de leurs comportements sociaux avancés.
Une forme de culture cumulative ?
D’autres expériences ont précédemment démontré que les abeilles (même famille que les bourdons, soit Apidae) peuvent acquérir des comportements complexes et non naturels par le biais de l’apprentissage social. Elles sont par exemple capables de résoudre des casse-têtes en apprenant les unes des autres, afin d’obtenir de la nourriture. Elles peuvent même améliorer le comportement (la technique de résolution du casse-tête) du démonstrateur initial, suggérant des capacités cognitives bien plus avancées qu’on le pensait.
Cependant, les recherches antérieures impliquaient généralement des comportements que les abeilles auraient pu acquérir individuellement. C’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas nécessairement de comportements d’innovation transmis par le biais d’une forme de culture cumulative. Afin de déterminer si les bourdons (Bombus terrestris) sont capables d’acquérir ce type de comportement, les chercheurs de la nouvelle étude ont développé un système de puzzle en deux étapes.
Il s’agit d’une conception inspirée d’une boîte casse-tête auparavant expérimentée sur des cacatoès de Goffin (Cacatua goffiniana) pour évaluer leur capacité à résoudre des problèmes. Les oiseaux ont été mis au défi d’ouvrir une boîte scellée avec 5 serrures interconnectées, qui ne pouvaient s’ouvrir que selon un ordre précis. Les récompenses n’étaient attribuées qu’après l’ouverture de la dernière serrure.
« Notre hypothèse est que ce degré de séparation temporelle et spatiale entre l’exécution de la première étape du comportement et la récompense rendrait très difficile, voire impossible, pour un bourdon [sans formation préalable] la formation d’une association durable entre cette action initiale et la récompense finale », expliquent les chercheurs. Dans l’illustration ci-après, les bourdons pouvaient accéder à la récompense (le cercle jaune) en poussant la languette rouge, mais uniquement après avoir poussé la bleue.
En d’autres termes, la tâche imposée aux bourdons était presque impossible à comprendre de manière individuelle. De ce fait, les chercheurs ont d’abord appris aux « démonstrateurs » comment résoudre le casse-tête, en leur offrant une récompense (une solution sucrée) après la première étape, de sorte à les garder motivés. Après cette étape de formation, les démonstrateurs ont été introduits dans la boîte à casse-tête avec d’autres bourdons naïfs. Il a été constaté que les démonstrateurs ont « enseigné » aux autres bourdons à ouvrir la boîte en deux étapes et à obtenir la récompense.
Ces résultats suggèrent que les bourdons peuvent acquérir des comportements sociaux hautement complexes, dépassant leur capacité d’innovation individuelle. Par ailleurs, la colonie était incapable d’ouvrir la boîte à casse-tête en l’absence de démonstrateurs « qualifiés ». « Cette découverte remet en question une opinion commune dans le domaine : selon laquelle la capacité d’apprendre socialement des comportements qui ne peuvent pas être innovés par des essais et des erreurs individuels est propre aux humains », a conclu l’équipe.