Depuis l’envoi de la sonde Viking 2 sur Mars en 1976, l’Homme a toujours tenté de détecter des formes de vie extraterrestres. Cela dit, s’il y a de la vie, reposera-t-elle sur les bases biologiques que nous connaissons ? Dans le cas contraire, serons-nous capables de détecter cette vie d’un tout autre genre avec l’instrumentation disponible aujourd’hui ? C’est à partir de cette réflexion qu’une équipe de chercheurs a mis au point une nouvelle technique d’analyse, permettant de repérer une forme de vie complètement étrangère.
C’est la mission principale du rover Perseverance : prélever des échantillons de sol martien susceptibles de contenir des traces de vie ancienne. Or, les méthodes d’analyse usuelles, basées sur la détection de molécules bien spécifiques, pourraient ne pas s’appliquer à une forme de vie complètement éloignée de la nôtre. Comment détecter la vie si nous nous appuyons sur une définition restreinte de la vie ? Comment l’identifier comme tel si elle s’avère fondamentalement différente de toute forme de vie sur Terre ?
Une équipe dirigée par des chercheurs de Earth–Life Science Institute (ELSI) de l’Institut de technologie de Tokyo a donc développé une nouvelle technique, basée sur un algorithme d’apprentissage automatique, capable d’évaluer par spectrométrie de masse des mélanges organiques complexes afin de déterminer s’ils peuvent être considérés comme de la matière biologique ou abiologique.
Des préjugés sur la définition même de la vie
En dehors de l’écoute de signaux radio issus de l’espace lointain, les scientifiques recherchent des preuves de vie extraterrestre principalement via l’analyse d’échantillons recueillis sur d’autres planètes ou objets célestes, à l’aide d’instruments extrêmement perfectionnés. C’est l’objet de l’actuelle mission Mars 2020, mais aussi d’autres missions à venir, telles qu’Europa Clipper — prévue pour 2024, qui tentera d’échantillonner la glace éjectée d’Europe, l’une des lunes de Jupiter — et Dragonfly, qui doit se poser sur Titan, le plus gros satellite de Saturne, en décembre 2034.
Comme le retour des échantillons extraterrestres est relativement difficile, des méthodes in situ d’identification de la biologie seront nécessaires. La spectrométrie de masse est l’une des principales techniques sur lesquelles les scientifiques s’appuieront, car elle permet de mesurer simultanément une multitude de composés ; elle offre ainsi une sorte « d’empreinte digitale » de l’échantillon étudié. Reste à l’interpréter correctement…
Des résultats d’analyse par spectrométrie relayés par la sonde Viking 2, puis plus récemment par le rover Curiosity, ont déjà suggéré la présence de signes biologiques sur Mars ; mais aucune preuve formelle de vie n’a jamais pu être apportée. En outre, comment déterminer si les signaux détectés ont bien une origine extraterrestre et ne sont pas issus d’une contamination d’origine terrestre ?
Pour les scientifiques, toutes les formes de vie terrestres reposent sur les mêmes principes moléculaires, suggérant que toutes dérivent d’un ancêtre commun. Certaines simulations des processus primitifs étant potentiellement à l’origine de la vie sur Terre ont toutefois abouti à des molécules légèrement différentes. Ainsi, il est probable que les préjugés sur la façon dont il est possible de détecter la vie — préjugés basés sur notre définition terrienne de la vie — nuisent aux méthodes de détection mises en œuvre.
Pour éliminer toutes ces incertitudes, les chercheurs de l’ELSI, en collaboration avec une équipe américaine du National High Magnetic Field Laboratory, ont développé une nouvelle approche, reposant sur l’apprentissage automatique. À l’aide de la spectrométrie de masse à ultra-haute résolution, ils ont analysé les spectres d’une grande variété de mélanges organiques complexes provenant d’échantillons abiologiques fabriqués en laboratoire, de météorites de type chondrites carbonées, de micro-organismes cultivés en laboratoire et d’échantillons de pétrole brut — ce dernier est en effet issu d’une accumulation de matière organique provenant de la décomposition d’organismes ayant vécu il y a des millions d’années.
Se focaliser sur les processus biologiques et non plus sur les molécules
Ces échantillons contenant chacun des dizaines de milliers de composés moléculaires discrets, les scientifiques disposaient alors d’une immense base de données de spectres de masse, caractéristiques de la vie et de la non-vie. Contrairement à l’approche traditionnelle qui consiste à identifier la présence d’une molécule dans un mélange à partir de son pic caractéristique sur le spectre, les chercheurs ont fait le choix d’agréger les données et d’examiner les statistiques et la distribution globales des signaux pour en tirer de nouveaux modèles.
Ils ont ensuite soumis leurs données à un algorithme d’apprentissage automatique, qui s’est avéré capable de classer les différents échantillons comme vivants ou non vivants avec une précision de l’ordre de 95% ! Mais surtout, il faut souligner qu’ils avaient au préalable considérablement simplifié les données brutes, de manière à simuler la puissance (relativement moins élevée) des instruments embarqués sur les engins spatiaux. « Ces travaux ouvrent de nombreuses voies passionnantes pour l’utilisation de la spectrométrie de masse à ultra-haute résolution pour des applications astrobiologiques », a déclaré Huan Chen, du National MagLab américain, dans un communiqué.
La distinction entre vivant et non vivant s’effectue a priori, selon les chercheurs, grâce aux processus mis en œuvre par le vivant pour se propager : ces processus impliquent de réaliser des copies d’eux-mêmes, ce qui est complètement étranger au non-vivant. Or, la technique développée par l’équipe permet justement de mettre en évidence les processus qui ont abouti à un mélange moléculaire spécifique (et non de déduire les molécules qui le composent précisément). « Si nous voulons comprendre la chimie prébiotique complexe, nous devons penser en termes de ces grands modèles — comment ils sont apparus, ce qu’ils impliquent et comment ils changent — plutôt qu’en matière de présence ou d’absence de molécules individuelles », explique l’auteur principal de l’étude, Nicholas Guttenberg.
En résumé, l’équipe a prouvé qu’il existait des informations significatives dans la distribution des pics d’un spectre de masse permettant d’identifier un échantillon selon le type de processus qui l’a produit. « Ce type d’analyse relationnelle peut offrir de larges avantages pour la recherche de la vie dans le système solaire, et peut-être même dans les expériences de laboratoire conçues pour recréer les origines de la vie » conclut Jim Cleaves, de l’ELSI.