À l’instar des primates et de certains rongeurs, les poulpes préfèrent utiliser certains bras pour des tâches spécifiques, révèle une étude d’observation en milieu naturel. Si chaque tentacule peut effectuer toutes sortes de mouvements, une répartition claire des fonctions assignées a été constatée. Cette découverte met en lumière la complexité des mécanismes nerveux qui sous-tendent le contrôle moteur chez ces animaux.
Constituant la majeure partie de leur corps, les bras des poulpes jouent un rôle essentiel dans presque tous leurs comportements, allant de la locomotion à la chasse, en passant par la construction de tanières, le camouflage, l’imitation de formes ou encore la reproduction. Pour pouvoir exécuter un répertoire comportemental aussi vaste, ils disposent d’une grande habileté et d’une grande flexibilité, conférées par un système nerveux périphérique très développé.
Le système nerveux des poulpes est en effet organisé de manière hiérarchique et décentralisée, de sorte que le système nerveux périphérique concentre une proportion majoritaire de neurones par rapport au système nerveux central. Une grande partie de ces neurones se situe dans les bras et leurs ventouses. La structure musculaire des bras offre par ailleurs une amplitude de mouvement quasi illimitée, leur conférant une polyvalence remarquable.
Cette polyvalence a suscité un intérêt croissant de la part des chercheurs au cours des dernières années, non seulement dans l’étude des comportements animaux, mais également en neurosciences et en robotique douce. Cependant, leurs mouvements et leurs comportements ont rarement été étudiés dans leur milieu naturel.
Or, l’élevage en captivité n’offre pas nécessairement un aperçu complet de la manière dont les poulpes se servent de leurs bras. Bien que des études approfondies aient été menées en laboratoire, la façon dont ces animaux mobilisent leurs membres en conditions naturelles reste encore mal comprise.
Une équipe du Charles E. Schmidt College of Science de l’Université Florida Atlantic et du Laboratoire de biologie marine de Woods Hole a cherché à combler ces lacunes en menant des observations approfondies directement dans l’habitat naturel des poulpes. « Je suis convaincu qu’il est essentiel de s’immerger dans le monde naturel, et en particulier dans le monde sensoriel, de l’animal étudié », explique, dans un communiqué de l’université, Roger Hanlon, co-auteur de l’étude et chercheur principal au Laboratoire de biologie marine de Woods Hole. Mais, précise-t-il, « le travail de terrain est très ardu, et il faut beaucoup de chance pour obtenir des comportements naturels valides ».
Une préférence marquée pour les bras antérieurs
Pour mener leurs observations, Hanlon et ses collègues ont suivi 25 poulpes sauvages appartenant à trois espèces différentes. Entre 2007 et 2015, ils les ont observés dans six habitats distincts en eaux peu profondes (des récifs coralliens complexes jusqu’aux bancs de sable), dont un aux îles Caïmans, dans les Caraïbes, et cinq dans les eaux de Vigo, en Espagne.
Au total, les chercheurs ont quantifié près de 4 000 mouvements de bras à partir de 25 enregistrements vidéo. Ces mouvements ont été classés en 12 actions et 15 comportements distincts, chacun impliquant au moins une des quatre principales déformations des bras de poulpe : le raccourcissement, l’allongement, la flexion et la torsion.
Les résultats – publiés dans la revue Scientific Reports – montrent que chacun des huit bras des poulpes peut effectuer tous les types d’action. Cependant, à l’instar des humains préférant utiliser la main gauche ou droite, une préférence nette a été constatée selon les tâches. Les bras antérieurs sont principalement sollicités pour les mouvements d’exploration (atteindre, soulever, abaisser), tandis que les postérieurs servent surtout de soutien (échasses d’appui ou roulis pour le déplacement).
« En général, nous avons constaté que, pour la plupart de leurs actions, les pieuvres utilisaient plus souvent leurs bras antérieurs que leurs bras postérieurs », souligne au Guardian Kendra Buresch, du Laboratoire de biologie marine de Woods Hole, également co-auteure de l’étude. La répartition des actions s’élève à 61 % pour les bras antérieurs, contre 39 % pour les postérieurs.

Des zones de bras dédiées à des mouvements spécifiques
Les pieuvres ont en outre montré une grande flexibilité. Chaque bras pouvait effectuer plusieurs mouvements simultanément, tandis que certains comportements impliquaient la coordination de plusieurs bras à la fois. Par ailleurs, les différentes régions des bras (proximale, médiale et distale) semblaient spécialisées dans certaines déformations. Les flexions se produisaient principalement dans la région distale (à l’extrémité), tandis que les allongements se produisaient du côté opposé.
« En les observant dans la nature, nous avons vu des pieuvres utiliser différentes combinaisons d’actions : parfois un seul bras pour des tâches comme attraper de la nourriture, et parfois plusieurs bras travaillant ensemble pour ramper ou lancer une attaque en parachute, une technique de chasse utilisée pour capturer leurs proies », indique Chelsea O. Bennice, auteure principale et chercheuse au Charles E. Schmidt College of Science, dans le communiqué.
Ces observations mettent en évidence la complexité du contrôle moteur chez les poulpes. Selon l’équipe, ces résultats offrent de nouvelles perspectives quant à la manière dont ces céphalopodes coordonnent leurs bras en fonction de leurs comportements. « De telles démonstrations de flexibilité pourraient éclairer les éthologues, les écologistes sensoriels, les neuroscientifiques et les ingénieurs qui conçoivent des appendices robotiques souples », concluent les chercheurs dans leur article.
Vidéo de présentation de l’étude :