Alors qu’on pensait initialement que les poulpes étaient des animaux plutôt solitaires, une étude révèle qu’ils ont une vie sociale étonnamment riche, chassant notamment en groupe avec des poissons de différentes espèces. La chasse se déroule selon une hiérarchie dans laquelle le poulpe est le « décideur » du groupe et « recadre » même les membres récalcitrants en leur donnant des coups de tentacules. Cette découverte met en évidence une dynamique fonctionnelle surprenante au sein de groupes de chasse multi-espèces.
Les poulpes sont connus pour être des animaux solitaires qui, généralement, ne se fréquentent entre eux que pour s’accoupler. Ils sont réputés pour leur discrétion et possèdent une incroyable capacité à se fondre dans leur environnement à la fois pour leur stratégie de chasse et pour tromper leurs prédateurs. Ils chassent généralement en se déplaçant le long des récifs et en débusquant leurs proies en sondant les crevasses à l’aide de leurs tentacules.
Cependant, de récentes études suggèrent que les poulpes font parfois équipe avec des poissons avec lesquels ils partagent un régime alimentaire généraliste (composé de crustacés, de mollusques et de poissons plus petits), pour chasser plus facilement. Les chercheurs ont alors logiquement estimé qu’en étant les plus intelligents, les poulpes dirigent les groupes. Une nouvelle étude, codirigée par le Max Planck Institute of Animal Behaviour, confirme cette hypothèse tout en mettant en lumière une dynamique de groupe beaucoup plus complexe qu’on le pensait.
Arborez un message climatique percutant 🌍
Des poissons comme extension sensorielle du poulpe ?
Pour étudier la dynamique de chasse des poulpes, l’équipe de recherche a effectué des séries de plongées pendant un mois dans la mer Rouge au large de la côte d’Eilat, en Israël, et dans la Grande barrière de corail, en Australie. Ils ont identifié et suivi 13 poulpes diurnes (Octopus cyanea) pendant un total de 120 heures à l’aide de plusieurs caméras. Au total, les chercheurs ont pu observer 13 séances de chasse avec des groupes qui comprenaient un poulpe accompagné de 2 à 10 poissons de diverses espèces, telles que le rouget à longs barbillons (Parupeneus macronemus), le rouget jaune (Parupeneus cyclostomus), le mérou croissant de lune (Variola louti) et le mérou oriflamme (Epinephelus fasciatus).
Après avoir analysé les vidéos, les chercheurs ont effectué une reconstruction tridimensionnelle des dynamiques de chasse de chaque groupe. Ils ont constaté qu’elles présentaient des propriétés uniques dépendant des espèces qui les composent. « Dans les groupes d’Octopus cyanea et de diverses espèces de poissons, l’influence sociale n’est pas répartie de manière uniforme, mais plutôt structurée de manière hiérarchique sur plusieurs dimensions, reflétant des rôles spécialisés au sein du groupe », explique dans un communiqué du Max Planck Institute of Animal Behaviour l’auteur principal de l’étude, Eduardo Sampaio, également affilié à l’Université de Lisbonne et à l’Université de Constance (en Allemagne).
Les rougets faisaient notamment office « d’éclaireurs » en indiquant à l’ensemble du groupe la direction à prendre pour débusquer la proie, tandis que les poulpes jouent le rôle de « décideurs » en déterminant le début et le rythme du mouvement de groupe. Le rouget en tête guidait le groupe vers l’emplacement de la proie, mais l’ensemble s’attardait si le poulpe ne suivait pas immédiatement. Cela signifie que les poissons agissent comme une extension sensorielle du poulpe, couvrant plus de zones et améliorant la détection des proies. Une fois l’emplacement de la proie repéré, le poulpe se sert de ses tentacules afin de la capturer. Cette stratégie est bénéfique pour le poulpe, car il économise de l’énergie et peut profiter de proies de haute qualité. D’un autre côté, les poissons bénéficient, eux aussi, de nourriture autrement inaccessible sans les souples tentacules du poulpe.
Par ailleurs, les pieuvres semblaient sanctionner les poissons qui n’adhéraient pas à la dynamique de groupe, en les frappant avec leurs tentacules. Les mérous oriflammes étaient les plus souvent « recadrés » en raison de leur tendance à rester immobiles et embusqués, en attendant que d’autres trouvent la proie à leur place. Les poulpes fouettaient également les poissons lorsqu’ils restaient trop longtemps inactifs, au lieu de chercher activement de la nourriture.
Un « leadership » et une flexibilité remarquables
Ces observations suggèrent que le poulpe fait preuve d’un « leadership » et d’une flexibilité remarquables, adaptant son comportement à chaque espèce composant son groupe de chasse. « Ces résultats élargissent notre compréhension du leadership et de la socialité, soulignant la complexité et l’adaptabilité des interactions sociales dans la nature », estime Sampaio. Cela suggère en outre un marqueur d’intelligence que l’on pensait auparavant spécifique aux vertébrés.
Toutefois, les chercheurs n’ont pas trouvé de preuves suffisamment fiables indiquant si les proies capturées étaient partagées ou non. Seuls les poissons qui parvenaient à en attraper des morceaux semblaient en profiter. D’autre part, des questions subsistent, concernant notamment si les poulpes ont des préférences pour les membres composant leurs groupes. On ne sait pas non plus si ce comportement de chasse est inné chez les poulpes ou appris plus tard dans la vie. Sampaio penche plutôt pour la seconde hypothèse, car les spécimens plus jeunes semblent avoir plus de difficultés à collaborer avec les poissons.
D’un autre côté, cela confirme la théorie de longue date selon laquelle les primates et d’autres animaux ont développé de grands cerveaux pour traiter les informations sociales et collaborer avec les autres. Cependant, les poulpes étaient jusqu’à présent considérés comme des cas à part, car ils sont très intelligents bien que solitaires. Les nouveaux résultats — publiés dans la revue Nature Ecology & Evolution — suggèrent que ces animaux peuvent être étonnamment sociaux quand cela tourne à leur avantage.
Vidéo montrant la dynamique de chasse des poulpes avec les poissons :