Les corbeaux sont réputés pour leur extrême intelligence, qui compte parmi les plus élevées du règne animal. Des études expérimentales ont montré qu’ils sont capables de fabriquer et d’utiliser des outils pour résoudre un problème donné, et capables de comprendre et d’exploiter des signaux numériques, entre autres compétences. Des chercheurs de l’Université de Tübingen, en Allemagne, ont découvert qu’ils sont également capables de comprendre le concept de récursivité — que l’on considérait jusqu’à présent comme une compétence exclusivement humaine.
La récursivité désigne la capacité cognitive d’intégrer une structure d’éléments dans d’autres structures du même type, avec une certaine hiérarchie. La phrase suivante en est un exemple : « La souris que le chat pourchassait a couru » ; la phrase « le chat pourchassait » est intégrée ici dans une autre phrase. Les règles grammaticales du langage utilisent la récursivité pour étendre la variété et la complexité des phrases possibles. Ainsi, la récursivité est considérée comme le concept clé qui distingue le langage humain de toutes les autres formes de communication animale.
Ses origines dans l’évolution sont toutefois controversées et plusieurs recherches ont été menées pour vérifier si les animaux étaient capables ou non de percevoir et de produire des séquences récursives. En 2020, une équipe de chercheurs a montré au cours d’une étude expérimentale que certains singes sont capables de comprendre l’idée de récursivité, du moins aussi bien que des enfants de trois à quatre ans — suggérant que le concept n’était finalement pas propre à l’Homme.
Une capacité qui semble maîtrisée par les primates non humains
Au cours de cette expérience, deux paires de symboles — parmi ( ), [ ] et { } — étaient présentées aux sujets humains et animaux sur un écran, dans un ordre aléatoire. Les sujets ont été entraînés à les réordonner sous forme d’une séquence récursive du type « intégration centrale » — telle que { ( ) } ou ( { } ) par exemple. En cas de réussite, les humains recevaient une approbation verbale, tandis que les singes recevaient une récompense sous forme de nourriture.
Les chercheurs ont ensuite présenté à leurs sujets un tout nouvel ensemble de parenthèses et ont observé à quelle fréquence ils les disposaient de manière récursive. Dans cette tâche, les singes se sont avérés aussi performants que les enfants ; ils ont toutefois nécessité une séance d’entraînement supplémentaire. Inspirés par les résultats de cette recherche, des spécialistes de physiologie animale de l’Université de Tübingen ont entrepris de réaliser une expérience similaire sur des corbeaux.
Ces oiseaux ont maintes fois fait preuve d’une cognition complexe, via l’utilisation élaborée d’outils, un raisonnement analogique et une compétence numérique. « En tant qu’oiseaux chanteurs, leurs capacités de communication vocale présentent des parallèles intéressants avec la parole humaine, tels que des signaux acoustiques complexes, des périodes d’apprentissage sensibles, le besoin d’un retour auditif, des capacités de production vocale élaborées et un apprentissage social », soulignent les chercheurs dans Science Advances. L’ensemble de ces traits font du corbeau un candidat prometteur pour la recherche d’une compréhension de la récursivité.
Dans un premier temps, les oiseaux ont été entraînés à ordonner les paires de symboles sous forme d’une séquence récursive centrée (en picorant avec leur bec chaque symbole dans le bon ordre). En cas de réussite, ils étaient récompensés ; en cas d’échec, l’écran clignotait et un signal sonore retentissait. Ils ont ensuite été testés sur leur capacité à des structures imbriquées centrées face à des paires de symboles jamais vus auparavant.
Une performance équivalente à celle d’enfants humains
Les corbeaux ont été entraînés de manière à maîtriser les structures { ( ) } et { [ ] }, jusqu’à obtenir plus de 70% de réussite. Puis, ce sont les paires ( ) et [ ] — jamais montrées ensemble lors de l’entraînement — qui leur ont été soumises. Résultat : les corbeaux ont été capables de produire des séquences récursives dans environ 40% des essais, une performance « significativement supérieure au hasard », souligne l’équipe. La performance des corbeaux n’était pas significativement différente de celle des enfants, mais était supérieure à celle des singes — d’autant plus que les corbeaux n’ont pas eu besoin d’entraînement supplémentaire, contrairement aux primates.
L’équipe a ensuite souhaité vérifier si la position des symboles à l’entraînement affectait les réponses des oiseaux. Dans une autre expérience, ils ont donc fait en sorte que l’une des paires utilisées pour l’entraînement soit, au choix, la paire interne ou la paire externe. Les oiseaux ont donc été entraînés avec deux jeux de symboles : < [ ] > et [ ( ) ]. Lors des essais, les paires < > et ( ) ont ensuite été présentées ensemble. Résultat : non seulement les corbeaux ont fourni moins de réponses de type croisé, mais ils ont quasiment systématiquement fourni la structure : < ( ) >. « Ce résultat suggère que les corbeaux peuvent être sensibles à la structure hiérarchique délimitée des séquences incorporées au centre », notent les chercheurs.
Certains experts restaient sceptiques face aux résultats de l’étude de 2020 : il était possible selon eux que l’ordre des symboles lors de l’entraînement ait largement influencé les réponses des singes. Par exemple, si la séquence d’entraînement était [ ( ) ], et qu’on leur proposait ensuite les paires ( ) et { }, ils auraient tendance à positionner les parenthèses en ayant mémorisé le schéma précédent. Le même problème se pose ici, avec les corbeaux. Pour lever le doute, les chercheurs ont donc ajouté un niveau de complexité, en utilisant des listes d’entraînement à trois paires de symboles, comme décrit ci-dessous.
« Avec trois paires de symboles, la probabilité de produire les séquences sans saisir le concept sous-jacent de récursivité devient beaucoup plus faible », a déclaré Diana Liao, première auteure de l’étude. Les corbeaux se sont montrés aussi performants que dans l’expérience précédente. « La majorité des réponses étaient de loin des séquences centrées, avec une proportion de 42,5 et 43,8% pour le corbeau 1 et le corbeau 2, respectivement », rapporte l’équipe.
Cette découverte soulève la question de savoir pour quelle(s) raison(s) les corbeaux (et les éventuels autres animaux capables de récursivité) pourraient utiliser cette capacité. « Ils ne semblent pas posséder d’éléments similaires au langage humain, et la récursion pourrait donc être utile à d’autres fonctions cognitives », suppose Giorgio Vallortigara, professeur de neurosciences à l’Université de Trente en Italie, qui n’a pas participé à cette étude. Une hypothèse est que les animaux pourraient utiliser la récursivité pour représenter les relations au sein de leurs groupes sociaux.