Fait surprenant : des chercheurs révèlent que les crocodiles sont particulièrement sensibles aux pleurs de détresse des bébés humains, chimpanzés et bonobos. Alors que nous nous basons sur la tonalité des sons, ces reptiles s’appuient davantage sur les variations de fréquence et seraient ainsi beaucoup plus efficaces pour en évaluer le niveau de détresse.
Chez de nombreux vertébrés terrestres, il est généralement suggéré que les vocalisations de détresse possèdent des caractéristiques communes et reconnaissables d’une espèce à l’autre. D’après des travaux remontant jusqu’à ceux de Darwin, l’expression vocale de l’émotion serait un trait évolutif acquis de nos ancêtres vertébrés terrestres communs. Cette hypothèse expliquerait pourquoi nous parvenons à identifier les sons de détresse de certains animaux tels que les chiens et vice-versa. Sur la base de ces travaux, nous pouvons déduire qu’il existe des traits acoustiques universaux interespèces dans les vocalisations émotionnelles.
D’un autre côté, on pourrait penser que l’inter-reconnaissance des vocalisations émotionnelles peut s’acquérir chez les espèces qui ont étroitement co-évolué, telles que l’Homme et le chien (Canis familiaris). Cependant, de récentes recherches semblent soutenir la théorie de Darwin, en révélant que l’intercommunication vocale émotionnelle est transposable à des espèces qui ne se sont jamais croisées auparavant, et qui sont phylogénétiquement très différentes. Cette capacité s’étendrait même aux vertébrés non mammifères.
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Toutefois, les réponses comportementales et cognitives restent très peu étudiées chez de nombreuses espèces, notamment et surtout les vertébrés non mammifères. Des experts suggèrent que les caractéristiques acoustiques utilisées pour décoder la détresse peuvent varier d’une espèce à l’autre, ce qui peut entraîner des erreurs d’interprétation des sons.
Une nouvelle étude, parue dans le prestigieux Proceedings de la Royal Society B: Biological Sciences, a été menée dans ce sens en décryptant la manière dont les crocodiles réagissent aux sons de détresse de nourrissons homininés (les hominidés incluant les bonobos, les chimpanzés et l’Homme).
Une réponse basée sur la fréquence
Dans le cadre de l’étude, des équipes de bioacoustique de l’Université de Saint-Étienne et de Lyon ont compilé des enregistrements de pleurs de détresse de 6 bébés bonobos (Pan paniscus) vivant dans des zoos européens, de 6 bébés chimpanzés (Pan troglodytes) en liberté dans un parc en Ouganda, ainsi que de 12 nourrissons humains. Les petits chimpanzés et bonobos criaient avec différents niveaux de détresse pour solliciter leur mère, à la suite de circonstances naturelles telles que des conflits avec des congénères ou une séparation. Les bébés humains pleuraient pendant l’heure du bain en présence de leurs parents (peu stressant) ou pendant une vaccination dans un cabinet pédiatrique (très stressant). En analysant chaque enregistrement audio, 18 variables acoustiques ont été identifiées, telles que la tonalité et la fréquence, le nombre et la durée des syllabes et les sons chaotiques et harmoniques.
Les chercheurs ont ensuite sélectionné plus de 300 crocodiles du Nil (Crocodylus niloticus) en semi-liberté, dans un parc au Maroc. Les animaux étaient séparés en groupes de 25 adultes mâles et femelles, dans des étangs isolés. Des haut-parleurs ont ensuite été installés près de chaque étang, pour diffuser les enregistrements (d’environ 30 secondes) de cris de bébés primates, à au moins 10 minutes d’intervalle, une heure après la fermeture du parc.
À noter que des recherches ont antérieurement démontré que les crocodiles ont tendance à réagir aux sons de détresse de leurs proies — une vulnérabilité leur indiquant qu’il pourrait s’agir de proies faciles. Des archives historiques ont aussi rapporté qu’au 19e siècle au Sri Lanka, les colons se servaient de bébés humains en pleurs pour attirer ces prédateurs dans leurs champs de tir. Cependant, l’étude des chercheurs français visait à déterminer comment ils réagissaient face à des sons de détresse, si les espèces qui les émettent ne sont pas nécessairement des proies.
L’équipe a découvert que la majorité des reptiles réagissaient instantanément aux sons. Alors que certains se sont contentés de se tourner, de s’arrêter à quelques centimètres des haut-parleurs et de les fixer depuis la surface de leurs étangs, d’autres se sont approchés furtivement et ont essayé de mordre les dispositifs. Ces réponses avaient tendance à être plus rapides à mesure que les sons avaient de hauts niveaux de stress, qu’ils proviennent des petits singes ou de bébés humains. « Les crocodiles sont généralement des animaux plutôt immobiles. Donc, lorsque vous diffusez un enregistrement d’un bébé qui pleure et que cinq ou sept crocodiles se lèvent et bougent soudainement, c’est une réaction assez forte », explique l’un des experts, Nicolas Grimault de l’Université de Lyon.
Bien que la plupart des réponses ressemblaient à de la prédation, certaines avaient l’air de ne pas représenter un véritable danger. L’une des femelles s’était apparemment dirigée vers les haut-parleurs pour se retourner soudainement, comme pour barrer le chemin au reste de la troupe. Les chercheurs estiment qu’il pourrait s’agir là d’un instinct de protection maternelle. « Il ne peut être entièrement exclu que certains (en particulier des femelles) aient répondu dans un contexte de soins parentaux », écrivent-ils dans leur article.
Plus étonnant encore, les réactions des crocodiles étaient plus fortes à mesure que les sons présentaient des caractéristiques acoustiques irrégulières, surtout lorsque les fréquences étaient plus élevées — indiquant un plus haut niveau de stress émotionnel. À savoir que nous humains pouvons parfois confondre les valences émotionnelles des sons, car nous nous basons sur la tonalité ou le volume du cri. En revanche, les crocodiles s’appuient sur la fréquence et seraient ainsi plus efficaces pour évaluer les niveaux de détresse.
Ces résultats confirment les recherches précédentes en mettant en évidence que les caractéristiques acoustiques codant l’information dans les signaux sonores des vertébrés ne sont pas forcément identiques d’une espèce à l’autre. Par ailleurs, il est possible que les crocodiles aient évolué en apprenant à être sensibles aux pleurs des bébés humains, car ils étaient déjà abondants dans la vallée du Nil, à l’époque de nos premiers ancêtres africains.