La dyslexie a été catégorisée en 1991 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme étant un trouble dans l’apprentissage de la lecture, puis comme un handicap en 1993. Elle touche jusqu’à 20% de la population générale, quelles que soient la culture et la région du monde. Ce pourcentage varie notamment en fonction des caractéristiques de l’orthographe de la langue dans laquelle les enfants apprennent à lire. Le plus souvent perçus comme paresseux ou ayant des capacités intellectuelles réduites, ces enfants font face à des difficultés qui ont longtemps été sous-estimées, tout comme leur potentiel. Récemment, une équipe de chercheurs américains a émis une nouvelle hypothèse : la dyslexie ne serait pas un trouble neurologique ordinaire, mais un avantage évolutif. Les personnes atteintes de dyslexie seraient plus compétentes dans l’exploration de l’inconnu. Ceci est susceptible de jouer un rôle fondamental dans l’adaptation humaine à des environnements changeants. Ces résultats bousculent ainsi notre vision de la dyslexie.
La dyslexie est définie par la Fédération mondiale de neurologie comme « un trouble chez les enfants qui, malgré une expérience classique en classe, ne parviennent pas à acquérir les compétences linguistiques en lecture, écriture et orthographe correspondant à leurs capacités intellectuelles ».
De nombreux facteurs à la fois environnementaux et biologiques peuvent sous-tendre des difficultés d’apprentissage de la lecture. Il n’est donc pas possible de réduire l’ensemble des difficultés de lecture à une cause ou à un trouble unique. Néanmoins, les recherches, depuis plus d’un siècle, ont démontré que parmi les enfants en difficulté, un certain nombre d’entre eux présentent un trouble sévère d’apprentissage de la lecture, alors même qu’ils sont normalement intelligents, ayant reçu un apprentissage correct, dans un milieu familial et social normal. Par conséquent, l’hypothèse d’un trouble spécifique de l’apprentissage de la lecture a été émise, trouble également appelé dyslexie développementale, et souvent abrégé en dyslexie (à distinguer de l’alexie, ou dyslexie acquise, qui survient chez des individus adultes à la suite d’une lésion cérébrale).
Récemment, des chercheurs de l’Université de Cambridge étudiant la cognition, le comportement et le cerveau globalement ont utilisé une approche évolutive pour comprendre ce phénomène de dyslexie, se retrouvant à travers toutes les cultures. Prenant le contre-pied des études classiques établissant la dyslexie comme une anomalie de développement, ils ont voulu déterminer l’utilité de ce type de cognition et ont conclu que les personnes atteintes de dyslexie seraient spécialisées dans l’exploration de l’inconnu. Leurs travaux sont publiés dans la revue Frontiers of Psychology.
La dyslexie à travers le prisme de l’évolution
L’hypothèse de l’équipe s’appuie sur celle de Norman Geschwind, qui a noté un nombre croissant d’études suggérant que les personnes atteintes de dyslexie ont des talents supérieurs dans certaines compétences non verbales liées à l’art, à l’architecture, à l’ingénierie et à l’athlétisme. Geschwind a été le premier à mettre en évidence une base évolutive probable pour les différences observées. En outre, il a suggéré que lorsqu’une partie relativement large d’une population présente une condition apparemment défavorable, « il vaut la peine de se demander s’il pourrait y avoir un avantage compensateur en jeu ». Sans compter que ce trouble implique plusieurs gènes et aurait une héritabilité d’au moins 60%.
De plus, les chercheurs se basent sur une toute nouvelle théorie de l’évolution, émanant de la même équipe de l’Université de Cambridge. Cette dernière propose qu’une adaptation réussie chez l’Homme découle de la collaboration entre individus, spécialisés dans des stratégies de recherche neurocognitive différentes, mais complémentaires. En d’autres termes, la complémentarité des intelligences individuelles est la clé de l’évolution et la survie de l’espèce humaine.
Dans la présente étude, les auteurs réexaminent les différences cognitives associées à la dyslexie du point de vue de l’évolution, par une approche interdisciplinaire, en passant en revue toute la littérature scientifique disponible actuellement.
La Dr Helen Taylor, chercheuse affiliée au McDonald Institute for Archaeological Research de l’Université de Cambridge, déclare dans un communiqué : « La vision de la dyslexie centrée sur le déficit ne raconte pas toute l’histoire. Cette recherche propose un nouveau cadre pour nous aider à mieux comprendre les forces cognitives des personnes atteintes de dyslexie ».
La cognition complémentaire sous-tend la dyslexie et notre survie
Comme mentionnée précédemment, la nouvelle théorie développée par Taylor et ses collègues, appuyant les résultats sur la dyslexie, propose que nos ancêtres aient évolué pour se spécialiser dans des modes de pensée différents, mais complémentaires, ce qui améliore la capacité de l’Homme à s’adapter grâce à la collaboration.
D’ailleurs, ces spécialisations cognitives s’enracinent dans un compromis bien connu entre l’exploration de nouvelles informations et l’exploitation des connaissances existantes. L’exploration englobe les activités qui impliquent la recherche de l’inconnu telle que l’expérimentation, la découverte et l’innovation. En revanche, l’exploitation concerne l’utilisation de ce qui est déjà connu, y compris le raffinement, l’efficacité et la sélection.
Les auteurs utilisent un exemple concret : « Si vous mangez toute la nourriture que vous avez, vous risquez de mourir de faim quand il n’y en aura plus. Mais si vous passez tout votre temps à chercher de la nourriture, vous gaspillez de l’énergie que vous n’aviez pas besoin de gaspiller ». Comme dans tout système complexe, il faut équilibrer le besoin d’exploiter les ressources connues et d’explorer de nouvelles ressources pour survivre.
Taylor explique : « Trouver un équilibre entre l’exploration de nouvelles opportunités et l’exploitation des avantages d’un choix particulier est la clé de l’adaptation et de la survie et sous-tend bon nombre des décisions que nous prenons dans notre vie quotidienne ».
Les chercheurs estiment que les personnes atteintes de dyslexie développementale ont des forces spécifiques liées à l’exploration de l’inconnu, ayant contribué à la réussite de l’adaptation et de la survie de notre espèce.
Des domaines de prédilection pour la dyslexie
En prenant en compte ce compromis entre exploration et exploitation, la spécialisation exploratoire chez les personnes dyslexiques semblerait expliquer pourquoi elles ont des difficultés avec des tâches liées à l’exploitation, comme la lecture et l’écriture. Taylor ajoute : « Cela pourrait également expliquer pourquoi les personnes atteintes de dyslexie semblent graviter vers certaines professions qui nécessitent des capacités liées à l’exploration, telles que les arts, l’architecture, l’ingénierie et l’entrepreneuriat ».
Effectivement, une étude menée aux États-Unis en 2009 auprès d’entrepreneurs, a révélé que 35% d’entre eux étaient dyslexiques, dont 22% étaient fortement ou extrêmement dyslexiques. De plus, dans une recherche portant sur plusieurs universités du Royaume-Uni, dans quatre disciplines (ingénierie, droit, médecine et dentisterie), en 2014, des scientifiques ont rapporté que la dyslexie auto-identifiée en ingénierie était de 28%, contre 5% en droit.
Par ailleurs, l’équipe a constaté que leurs conclusions concordaient avec les preuves de plusieurs autres domaines de recherche. Par exemple, un biais exploratoire dans une si grande proportion de la population indique que notre espèce a dû évoluer pendant une période de grande incertitude et de changement. Cela rejoint les découvertes dans le domaine de la paléoarchéologie, révélant que l’évolution humaine a été façonnée sur des centaines de milliers d’années par une instabilité climatique et environnementale dramatique.
Enfin, les chercheurs soulignent que la collaboration entre des individus aux capacités différentes pourrait contribuer à expliquer la capacité exceptionnelle d’adaptation de notre espèce. C’est ainsi que plusieurs études ont montré que les personnes atteintes de dyslexie ont des capacités accrues dans divers aspects de la pensée divergente. Cette dernière comprend la capacité de générer de nombreuses solutions ou idées pour résoudre un problème, la flexibilité de passer d’une catégorie à l’autre et la capacité d’élaborer et de développer une idée. Cela inclut également l’originalité, c’est-à-dire la capacité à produire des idées nouvelles et inhabituelles.
C’est pourquoi les auteurs concluent : « Les écoles, les instituts universitaires et les lieux de travail ne sont pas conçus pour tirer le meilleur parti de l’apprentissage exploratoire. Mais nous devons de toute urgence commencer à nourrir cette façon de penser pour permettre à l’humanité de continuer à s’adapter et à résoudre les principaux défis ».