Plus tôt cette année, le réseau social a affirmé que 3,14 milliards de personnes utilisent chaque mois au moins l’une de ses applications principales (Facebook, Instagram et WhatsApp). Le chiffre est impressionnant. La Federal Trade Commission et 46 procureurs généraux d’État ont décidé d’intenter un procès à la firme de Mark Zuckerberg, pour dénoncer les pratiques illégales qui l’ont menée à ce statut dominant.
Ce procès est l’aboutissement d’une enquête de plusieurs années menée par la Division de l’application de la technologie de la Federal Trade Commission (FTC). Selon la FTC, Facebook est le principal fournisseur de réseaux sociaux personnels aux États-Unis depuis au moins 2011. La plainte déposée par l’organisme s’étend sur près de cinquante pages ; en résumé, Facebook a atteint une dimension démesurée, en rachetant au fil des années toute entreprise qui aurait pu lui faire de l’ombre. Le dossier pointe d’ailleurs le moment exact où l’entreprise a basculé dans ces méthodes anticoncurrentielles : le moment où elle a réussi à dépasser son premier rival, MySpace.
Après avoir identifié deux menaces concurrentielles importantes à sa position dominante, à savoir Instagram et WhatsApp, Facebook a décidé de les éliminer en rachetant ces entreprises, respectivement en 2012 et 2014. Pour la FTC, ces actes reflètent pleinement l’opinion de Mark Zuckerberg, exprimée dans un courriel en 2008, selon laquelle « il vaut mieux acheter que concurrencer ». L’objectif de la Commission est clair : faire reculer le comportement anticoncurrentiel de Facebook pour faire en sorte que l’innovation et la libre concurrence puissent prospérer.
Accusée de pratiques anticoncurrentielles
La position inégalée de Facebook lui a permis de réaliser des profits faramineux. Le réseau s’enrichit principalement en vendant de la publicité, qui exploite un très vaste ensemble de données concernant les activités, les centres d’intérêt et les affiliations des utilisateurs. Rien que l’année dernière, Facebook a généré des revenus de plus de 70 milliards de dollars et des profits de plus de 18,5 milliards de dollars. Avec un tel budget, il est tout de suite plus facile d’éliminer la concurrence…
Depuis sa création en 2004, Facebook a acquis pas moins de 55 entreprises, toutes liées au réseautage social et/ou au partage de médias. Mais l’essentiel de la plainte formulée par la FTC concerne l’acquisition d’Instagram pour un milliard de dollars, en avril 2012 et celle de WhatsApp, achetée 19 milliards de dollars en février 2014.
Le document énonce que le 9 avril 2012, le jour où Facebook a annoncé l’acquisition d’Instagram, Mark Zuckerberg a écrit en privé à un collègue pour célébrer la suppression de la menace : « Je me souviens de votre post interne sur le fait qu’Instagram était une menace et non Google+. Vous aviez fondamentalement raison. Une chose à propos des startups est que vous pouvez souvent les acquérir ». De même, lorsque la firme a annoncé l’acquisition de WhatsApp deux ans plus tard, les employés auraient célébré en interne l’acquisition de « probablement la seule entreprise qui aurait pu devenir le prochain Facebook exclusivement sur mobile ».
Un autre point de l’accusation concerne le « conditionnement anticoncurrentiel » dont Facebook a fait preuve en limitant les entreprises tierces pouvant accéder à son API ; ces entreprises n’étaient tout simplement pas autorisées à proposer des fonctionnalités qui se trouvaient déjà dans les apps Facebook. À noter que cette restriction a pris fin en 2018, mais la FTC estime que ce revirement de situation soudain a été motivé uniquement « par un examen public anticipé », découlant de documents publiés par un membre du Parlement britannique.
Le dossier de plainte évoque par ailleurs le fait que Facebook utilise son influence et sa popularité pour « priver les utilisateurs de réseaux sociaux personnels aux États-Unis des avantages de la concurrence, notamment un choix, une qualité et une innovation accrus ». Le document évoque ainsi « de forts effets de réseau » : en effet, un réseau social n’est efficace que si un nouvel utilisateur peut espérer y trouver un grand nombre de proches ou d’amis. Or, les documents internes de Facebook eux-mêmes confirment qu’il est très difficile de gagner des utilisateurs avec un produit de réseautage social construit autour d’une mécanique sociale (la façon de se connecter et d’interagir avec les autres) déjà utilisée par une entité dominante. En d’autres termes, tout autre réseau, même meilleur, aurait du mal à s’imposer aujourd’hui.
Une bataille juridique qui ne fait que commencer
Que réclame la FTC exactement ? Le dossier constitué contre la firme de Zuckerberg implique que Facebook renonce à la propriété d’Instagram et de Whatsapp. En outre, la société devra, à l’avenir, demander l’approbation de la FTC pour toute nouvelle acquisition. La FTC exige par ailleurs que Facebook supprime les restrictions sur les entreprises tierces qui cherchent à accéder à l’API, et qu’elle soumette régulièrement des rapports au comité attestant des efforts réalisés pour laisser libre cours à la concurrence.
Bien évidemment, ces exigences posent problème : Facebook a massivement investi ces dernières années pour combiner les fonctionnalités de ses trois applications sociales, notamment au niveau de la messagerie… La firme se défend via un communiqué de presse publié le 9 décembre. Elle y explique que sa position et sa popularité sont simplement dues aux innovations et aux améliorations sans cesse apportées à ses produits : « Nous évoluons, innovons et investissons constamment dans de meilleures expériences pour les gens face à des concurrents de classe mondiale comme Apple, Google, Twitter, Snap, Amazon, TikTok et Microsoft ».
Elle rappelle également que la FTC aurait approuvé les acquisitions d’Instagram et de WhatsApp avant qu’elles ne soient finalisées. Et là encore, Facebook n’y voit pas de pratique anticoncurrentielle : « Ces transactions visaient à fournir de meilleurs produits aux personnes qui les utilisent, et c’est ce qu’il s’est passé sans aucun doute ». Et d’ajouter un peu plus loin dans le communiqué : « Les gens du monde entier choisissent d’utiliser nos produits non pas parce qu’ils le doivent, mais parce que nous améliorons leur vie ».
Facebook se défend également en rappelant qu’au moment de son rachat, Instagram « comptait environ 2% des utilisateurs dont il dispose aujourd’hui, seulement 13 employés, aucun revenu et pratiquement aucune infrastructure propre ». La firme se pose également en « sauveur » de WhatsApp : « Nous avons donc rendu WhatsApp gratuit dans le monde entier, en ajoutant de nouvelles fonctionnalités précieuses comme les appels vocaux et vidéo, et en le rendant plus sécurisé en le cryptant de bout en bout ».
Il faut comprendre que Facebook n’a pas l’intention de se délester de ses deux applications phares. Mais la bataille juridique ne fait que commencer et la firme aura la possibilité de faire appel si nécessaire. De plus, si elle finit par accepter de faire certaines concessions, il faudra probablement des années avant qu’elles n’entrent en vigueur. Les utilisateurs pourront dès lors compter sur une très longue période de transition ; les enjeux sont bien trop importants pour faire disparaître des milliards de comptes utilisateurs d’un claquement de doigts. Ce procès pourrait même n’avoir aucune conséquence. Si la grande majorité des États soutiennent la plainte, deux commissaires de la FTC ont voté contre. En outre, les membres du Congrès sont partagés sur la question de la dissolution de la firme. De ce fait, Instagram et WhatsApp pourraient probablement rester aux mains de Facebook.