Dans la science de la culture médiévale, la femme est souvent reléguée à un rang inférieur par rapport aux hommes. Cependant, des preuves archéologiques montrent que dans les cultures auparavant considérées comme patriarcales, les femmes tenaient une place prépondérante, notamment chez les Vikings. Michèle Hayeur Smith, éminente archéologue et anthropologue à l’Université Brown (États-Unis), a révélé que grâce aux textiles qu’elles tissaient, les femmes vikings auraient été les piliers de l’économie nord-atlantique, entre le XIIe et le XVIIe siècle. Ces découvertes démontrent à quel point notre compréhension des cultures passées peut être incomplète et erronée, et devraient faire l’objet de recherches plus approfondies.
Depuis son essor dans les années 50, l’archéologie a tendance à se concentrer davantage sur les activités liées aux hommes que celles des femmes. Plusieurs facteurs seraient à l’origine de cette partialité, notamment les artefacts les mieux conservés (armes, couronnes, bijoux, …), qui sont le plus souvent associés à des activités stéréotypées aux hommes, comme la chasse. Une sépulture contenant des armes et des boucliers pourrait par exemple être directement interprétée comme celle d’un guerrier. Et une femme enterrée avec des écailles serait considérée comme étant la femme d’un marchand.
D’un autre côté, les archéologues étaient tous des hommes à une certaine époque, et avaient tendance à s’intéresser aux activités de leurs semblables plutôt qu’à celles des femmes. Cette perception « traditionnelle » de la place de la femme a modelé la compréhension moderne de l’histoire des peuples médiévaux, et influencerait encore aujourd’hui l’interprétation de certains résultats par les chercheurs.
Aujourd’hui encore, les Vikings sont largement perçus en tant que peuples patriarcaux, où la femme n’avait aucun rôle important à jouer. Bien que l’on ait de bonnes traces de leur histoire à travers les récits traditionnels passés de génération en génération, les livres les mieux documentés ont été écrits pour la plupart par des hommes chrétiens, qui écrivaient sur leurs ancêtres « païens ». Les histoires pourraient ainsi être soit édulcorées, soit « pas complètement impartiales ».
Les recherches d’Hayeur Smith abordent comment les femmes vikings ont pris une place prépondérante dans l’économie nord-atlantique, et ne se cantonnaient nullement aux travaux ménagers. « Pendant des années, durant les absences de leurs maris pour des raids ou des expéditions commerciales, les femmes ont dirigé les fermes et se sont livrées au commerce », explique-t-elle. L’experte s’est notamment basée sur des vestiges de tissus collectés à travers des milliers de fouilles de tombes vikings, et qui ont été laissés de côté, car jugés peu importants.
Les textiles tissés maison sont devenus une devise monétaire plus forte que l’argent
Les vestiges archéologiques de tissus seraient de véritables mines d’informations pour l’étude des cultures médiévales, et ce même dans un état de fragments. Hayeur Smith a commencé ses recherches en 2009, sur des milliers de fragments de textiles de l’Atlantique Nord, collectés par le musée national d’Islande. Les rares études sur les femmes vikings sont en effet généralement consacrées aux ornements et aux vêtements. Il s’agirait ainsi de la première étude se consacrant aux tissus ordinaires tissés par des femmes ordinaires. « Les textiles que les femmes fabriquaient étaient aussi importants que la chasse, la construction de maisons et les luttes de pouvoir », indique-t-elle.
Les travaux de la scientifique s’appuient sur ceux précédemment réalisés par Elsa Guðjónsson, auteure de plusieurs livres historiques sur l’Islande, dont un retraçant les techniques de broderie médiévales de la région. Hayeur Smith estime que ces techniques de tissage pourraient servir à comprendre des détails sur la vie des femmes de l’époque. Pour ce faire, elle s’est concentrée sur les tissus appelés « homespuns », des étoffes ordinaires en laine fabriquées par de simples femmes dont les sépultures étaient moins élaborées et moins remplies que d’autres.
Après des milliers d’heures d’observation, l’archéologue a remarqué que spécifiquement en Islande, entre le XIIe et le XVIIe siècle, tous les tissus comprenaient environ 15 fils de chaîne (les tissus modernes en contiennent 75 à 300). De plus, le sens de rotation du fil est passé presque complètement de la chaîne et de la trame filée en Z (dans le sens des aiguilles d’une montre) au filé en S (dans le sens antihoraire), au XIe siècle. Ce qui indique que ces tissus se sont standardisés pour respecter une certaine norme commerciale que les femmes ont instauré.
Vers la fin de l’ère viking, les tissus en laine tissés à la maison seraient devenus beaucoup plus importants que l’argent en tant que devise monétaire. Cette transition s’explique probablement par la rareté de l’argent lorsque les hommes ont progressivement arrêté les raids, par la croissance démographique et la hausse de la production de la laine.
Les tissus tissés par les femmes seraient devenus des « vaðmál », qui signifie « tissus mesurés selon une norme », et étaient produits en grande quantité pour servir d’unité monétaire ou de marchandises de vente, particulièrement demandées dans d’autres régions d’Europe du Nord et en Angleterre. Selon une experte qui a commenté l’étude de Smith, la sous-considération du travail à la maison serait une perception moderne, car il ne « rapporterait pas ou peu d’argent ».
Par ailleurs, la scientifique a également analysé d’anciens textes juridiques évoquant la présence des vaðmál dans le système économique local. La traduction des textes en ancien norrois a montré que les normes de tissage susmentionnées étaient conformes au système monétaire de l’époque. De plus, ces « tissus monnaies » devaient mesurer un peu plus d’un mètre de large et trois mètres de long. Selon l’experte, les femmes auraient établi elles-mêmes ces normes et instauré les règles d’échanges économiques. « Tout le monde pensait que l’économie était une affaire d’hommes », déclare Smith, qui démontre le contraire grâce à ses résultats.