La majeure partie de l’immense fortune d’Isaac Newton proviendrait de l’or extrait au Brésil par des esclaves africains, selon Ricardo’s Dream, le dernier livre d’histoire économique de l’auteur Nat Dyer. Le scientifique aurait amassé une fortune personnelle considérable par le biais d’un réseau aurifère très actif, alimenté par le commerce transatlantique d’esclaves, après avoir quitté son poste d’enseignant à l’Université de Cambridge.
Bien qu’ils ne quittaient que rarement leurs pays d’origine, de nombreux scientifiques du XVIIIe siècle étaient impliqués dans la traite transatlantique d’esclaves. Le célèbre et influent naturaliste londonien, James Petiver, était par exemple à la tête d’un vaste réseau mondial de collectionneurs et de capitaines de navires qui collectaient pour lui des spécimens de plantes et d’animaux exotiques provenant des colonies occidentales.
Entre un quart et un tiers des collaborateurs de Petiver travaillaient dans le commerce des esclaves, en partie parce que peu de navires, en dehors de ceux des trafiquants d’esclaves, se rendaient dans les zones géographiques clés (l’Afrique et l’Amérique latine) alimentant sa collection. Le naturaliste n’aurait ainsi pas pu rassembler la plus grande collection d’histoire naturelle au monde sans ce sombre commerce.
En examinant les articles scientifiques de l’époque, la correspondance entre les chercheurs et les archives des compagnies négrières, les historiens ont montré que Petiver était loin d’être un cas isolé. « On a tendance à penser l’histoire des sciences de cette manière – non pas triomphante, mais progressiste –, comme si elle était toujours une force pour le bien. Nous avons tendance à oublier que ce n’est pas le cas », explique dans un précédent article publié dans la revue Science Kathleen Murphy, historienne des sciences à l’Université polytechnique de Californie à San Luis Obispo.
Retraçant la vie et les travaux de David Ricardo, un pionnier de l’économie et le plus riche négociant en bourse des années 1800, le livre de Nat Dyer révèle que Newton avait plus de liens financiers étroits avec la traite transatlantique des esclaves qu’on le pensait jusqu’ici. Le mathématicien aurait grimpé les échelons supérieurs de la finance londonienne et aurait amassé une fortune personnelle considérable principalement grâce à ce commerce.
« Je montre, en partie à l’aide de sa propre correspondance, numérisée par le Newton Project, qu’il a bénéficié de l’or principalement du Brésil extrait par des peuples réduits en esclavage », explique Dyer au Guardian. « Bien qu’il ait perdu beaucoup d’argent lors du krach boursier de l’époque, Newton est mort incroyablement riche. Une partie importante de cette fortune était liée à la traite transatlantique des esclaves », ajoute-t-il.
De l’or extrait au Brésil par des esclaves africains
Newton est devenu directeur de la Royal Mint, l’institution en charge de la frappe de monnaie au Royaume-Uni, à partir de 1696 après avoir quitté son poste d’enseignant universitaire à Cambridge. Au cours de ses 30 ans de service, il a supervisé l’afflux de lingots d’or provenant principalement des extractions minières des esclaves africains au Brésil. Cet or parvenait jusqu’en Angleterre principalement par le biais du commerce de cette dernière avec le Portugal, qui contrôlait les sites d’extraction au Brésil. Les marchands britanniques de tissus commerçant à Lisbonne à l’époque étaient également payés en or, dont une grande partie était convertie en monnaie à la Royal Mint.
En tant que directeur de la Royal Mint, Newton percevait une petite commission pour chaque pièce de monnaie frappée. En 1702, il gagnait près de 3 500 livres par an (dont la valeur équivaudrait aujourd’hui à 1,26 million de livres, soit 1,51 million d’euros), contre 100 livres par an (soit 43 000 euros aujourd’hui) quand il était professeur de mathématiques à Cambridge. Les archives de la Royal Mint indiquent que pendant les trois décennies où Newton était à sa tête, le royaume a frappé l’équivalent de 14 millions de livres sterling en pièces d’or, soit environ le même montant qu’au cours des 136 années précédant cette période.
La fortune du scientifique devenu banquier était telle qu’à la fin de sa vie, l’inventaire de ses objets de valeur incluait une paire de pots de chambre en argent sterling, qui semblent avoir été utilisés derrière un paravent par les invités masculins pendant les dîners. La provenance de l’or est confirmée par une correspondance de Newton. Une note de 1701 indique par exemple : « Nous ne pouvons avoir de lingots que des Antilles [Amérique du Sud et Amérique centrale] appartenant à l’Espagne et au Portugal ». Une autre lettre adressée au Trésor en 1717 indique que l’ouest de l’Angleterre est « plein d’or » en provenance du Portugal, alimentant la Royal Mint en « grandes quantités d’or ». « Il jouait un rôle central dans cette ruée vers l’or. Plus l’or affluait dans la Tour de Londres, plus il devenait riche », indique Dyer.
Une implication non surprenante pour l’époque
Des experts estiment qu’il n’est pas surprenant que Newton, à l’instar d’autres acteurs financiers éminents, ait bénéficié de l’esclavage, car l’Amérique du Sud et centrale étaient les principales sources de lingots d’or à l’époque. Par ailleurs, le mathématicien aurait également eu recours aux relevés maritimes issus du commerce des esclaves pour développer sa théorie de la gravité universelle lorsqu’il était à Cambridge. Pour ce faire, il avait notamment besoin de relevés de marées océaniques du monde entier, dont les plus importants provenaient des ports négriers français de la Martinique. Il avait même investi dans la South Sea Company, l’une des plus importantes entreprises de traite d’esclaves de l’époque.
« Nous ne pouvons pas appliquer nos propres critères moraux à des gens qui ont vécu il y a trois ou quatre cents ans », explique au Guardian Patricia Fara, chercheuse émérite à l’Université de Cambridge et auteure du livre « Life After Gravity ». « Newton était plus coupable que certains et beaucoup moins coupable que d’autres. Mais il est important de reconnaître que les gens qui sont sur un piédestal à l’abbaye de Westminster étaient [tous] impliqués dans l’esclavage », conclut-elle.