L’intelligence artificielle s’est imposée ces dernières années comme un levier incontournable de la transformation numérique des entreprises. L’année 2025 est annoncée comme celle de l’avènement des agents IA, avec des avancées majeures attendues dans de nombreux secteurs. Pour les dirigeants, ces outils offrent une myriade d’opportunités d’automatisation : marketing, relation client, production… Cependant, pour les travailleurs indépendants, cette évolution suscite de profondes inquiétudes. Une étude récente menée par des chercheurs américains met en lumière une réalité préoccupante : l’IA pourrait représenter une menace directe pour l’avenir du freelancing.
Le marché du travail est en perpétuelle mutation, et le développement du freelancing en est une illustration flagrante. Au fil des années, le travail indépendant s’est imposé comme une véritable alternative au salariat, attirant des millions de professionnels à travers le monde. Pour les entreprises, il incarne un modèle flexible, permettant de fragmenter les postes à temps plein en missions contractuelles adaptées aux besoins spécifiques.
En Europe, cette tendance connaît une expansion fulgurante. En 2022, l’Union européenne recensait 27,66 millions de travailleurs indépendants. En France, le statut de micro-entrepreneur a largement contribué à cette évolution, portant le nombre de free-lance à plus d’un million la même année, soit une hausse de 92 % depuis 2009. Selon le média Colever, le pays pourrait franchir la barre des 1,5 million de travailleurs indépendants d’ici 2030.
Outre-Atlantique, la dynamique est encore plus marquée. En 2024, plus de 76 millions d’Américains exerçaient en tant que free-lance, contre 64 millions en 2023, soit plus de 36 % de la main-d’œuvre. À ce rythme, cette proportion pourrait dépasser les 50 % d’ici 2028, sous l’effet de stratégies d’embauche privilégiant la flexibilité et la réduction des coûts.
L’IA : opportunité pour les entreprises, menace pour les free-lance ?
Si le freelancing connaît un essor incontestable, des voix s’élèvent pour alerter sur les risques que représente l’IA pour les travailleurs indépendants. Au-delà de la précarité inhérente à ce statut – caractérisée par une limitation des avantages sociaux et une flexibilité souvent à sens unique imposée par les employeurs (qui deviennent de simples clients), une étude récente souligne l’impact direct de l’IA sur la viabilité économique du freelancing.
Menée en septembre 2024 par une équipe de chercheurs de l’Université de Washington et de la Stern School of Business de l’Université de New York, l’étude, intitulée The Short-Term Effects of Generative Artificial Intelligence on Employment: Evidence from an Online Labor Market, met en lumière un phénomène préoccupant.
Contrairement à l’idée selon laquelle l’IA se contenterait d’automatiser des tâches répétitives et peu qualifiées, les chercheurs ont observé qu’elle s’attaque progressivement aux métiers hautement spécialisés. Selon leurs conclusions, « pour chaque augmentation de 1 % des revenus antérieurs d’un travailleur indépendant, celui-ci subit une baisse supplémentaire de 0,5 % des opportunités d’emploi et une diminution de 1,7 % de son revenu mensuel après l’introduction des technologies d’IA ». Autrement dit, les travailleurs indépendants les mieux rémunérés, et donc positionnés sur des marchés en mutation, seraient plus exposés au risque de voir leurs missions se raréfier sous l’effet de l’IA.
Les conséquences de cette transformation sont d’ores et déjà visibles. Plus tôt cette année, Meta a annoncé une réduction de 5 % de ses effectifs, supprimant 3 600 postes jugés « peu performants ». Cette vague de licenciements illustre la tendance amorcée par d’autres grandes entreprises, qui misent sur l’IA pour rationaliser leurs coûts et automatiser certaines fonctions.
L’impact de cette transformation technologique ne se limite pas aux entreprises du numérique. Dans le secteur des médias et du journalisme, l’IA déstabilise fortement les modèles économiques. Selon une analyse de TollBit, les chatbots génèrent 96 % de trafic en moins vers les sites d’actualités par rapport aux moteurs de recherche traditionnels. En extrayant des contenus sans générer de revenus publicitaires, ces outils posent désormais une double menace pour les éditeurs.
Dans le domaine économique, les analystes Mark Shmulik et Nikhil Devnani, du cabinet Bernstein, alertent sur les risques de bouleversements majeurs pour l’économie numérique. « Si les agents IA deviennent réellement performants, Internet tel que nous le connaissons pourrait disparaître », préviennent-ils.
Face à cette mutation rapide, certains acteurs du monde du travail tentent de s’organiser. Des syndicats et des associations s’inquiètent de cette précarisation croissante et réclament un encadrement plus strict du recours à l’IA dans les entreprises.
Aux États-Unis, un mouvement de contestation récent a marqué les esprits. À l’Université de Boston, des étudiants et enseignants affiliés au syndicat local 509 du Service Employees International Union ont contraint l’administration à revoir ses plans, après que cette dernière eut suggéré d’utiliser l’IA pour remplacer certains instructeurs. L’enjeu est désormais de taille : comment concilier progrès technologique et préservation des droits des travailleurs, en particulier des free-lance ?