Après le récent décès du directeur du programme ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor), le projet continue à tendre vers la mise en route d’un tout premier réacteur à fusion nucléaire. De nombreuses approches sont envisagées pour débuter le processus de fusion, dont celle de produire et de maintenir un plasma extrêmement chaud le plus longtemps possible, à l’aide d’un tokamak (ou chambre à vide). Quand débutera ce type de production d’énergie à l’échelle industrielle ? Quels sont les obstacles à sa mise en route ?
Les réacteurs nucléaires actuels produisent de l’énergie par une réaction de fission d’atomes lourds. D’après l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN), la fission nucléaire est la projection d’un neutron sur un atome lourd instable (uranium 235 ou plutonium 239), lequel absorbe le neutron et éclate en deux atomes plus légers. Il en résulte une production d’énergie, de rayonnements radioactifs et de deux ou trois neutrons, capables à leur tour de provoquer une fission, et ainsi de suite par réactions en chaîne.
La fusion nucléaire permet de produire de l’énergie de façon opposée, en rapprochant deux atomes d’hydrogène (deutérium et tritium). Lorsque leurs noyaux légers fusionnent, le nouveau noyau créé se trouve dans un état instable et, afin de retrouver un état plus stable, éjecte un atome d’hélium et un neutron avec beaucoup d’énergie. Ceci se déroule à des températures de plusieurs millions de degrés, comme au cœur des étoiles dont fait partie le Soleil.
Ce type de production d’énergie présente de nombreux avantages. Quand la technologie sera mise en route, elle utilisera des matières premières presque illimitées, obtenues à partir d’eau ou de la réaction de fusion elle-même. En outre, elle est extrêmement efficace, puisqu’elle permet théoriquement de libérer (à masse égale) une énergie quatre fois supérieure à la fission, et près de quatre millions de fois supérieure à celle d’une réaction chimique simple telle que la combustion du charbon, du pétrole ou du gaz. La fusion nucléaire est également bien plus sûre pour notre santé et a un faible impact environnemental. En effet, elle ne libèrera pas de gaz à effet de serre, l’hélium produit étant un gaz inerte non toxique. Aucun déchet radioactif de haute activité et à vie longue ne sera produit, dont la gestion est aujourd’hui problématique.
Plus de 50 ans d’amélioration des tokamaks
L’idée d’exploiter l’énergie issue de la fusion nucléaire n’est pas nouvelle. Dans les années 60, des chercheurs russes ont réussi à atteindre des températures et des durées de confinement du plasma (deux des paramètres essentiels de la fusion) jamais obtenues par le passé. « Le plasma représente le quatrième état de la matière : quand on chauffe un élément solide, il devient liquide ; si on le chauffe davantage, il devient gazeux ; et si on le chauffe davantage encore, il devient plasma », explique Didier Perrault, expert de l’institut chargé de piloter la vingtaine de spécialistes mobilisés pour évaluer la sûreté de l’installation du réacteur thermonucléaire à fusion ITER.
Baptisée « tokamak », la machine est une structure contenant des électroaimants permettant de confiner le plasma ultra chaud. Le principal défi de cette technologie est justement que le plasma doit être contenu et contrôlé par des champs magnétiques puissants, dans le but de maintenir une réaction de fusion stable et exploitable.
Dès lors, le tokamak s’est imposé comme le concept dominant parmi les chercheurs qui travaillaient sur le projet, les machines se sont multipliées dans beaucoup de pays et les installations se sont améliorées. En une cinquantaine d’années, la performance des plasmas produits par les machines de fusion a ainsi été multipliée par 10 000, et il ne resterait plus qu’à multiplier leur performance par 10 pour réaliser un réacteur capable de produire de l’énergie de manière continue.
En 1985, le projet ITER est lancé dans le sud de la France, dont le but est de générer une puissance de 500 MW, contre les 50 MW consommés. Même si les travaux ont débuté en 2010, la mise en route du premier réacteur de fusion nucléaire ITER prend du temps, et les étapes la nécessitant sont sans cesse reportées.
Les start-ups sont présentes dans la course au développement de la fusion
Pourtant, les avancées technologiques ne manquent pas pour espérer utiliser au plus vite ce type de réaction nucléaire. L’année dernière, une équipe du MIT affirme avoir développé un nouvel électroaimant capable de fournir une puissance jusqu’ici jamais atteinte. En effet, la principale difficulté de la fusion nucléaire est de contenir le plasma du réacteur par le biais d’électroaimants, lesquels peuvent être limités par la puissance et la durée des réactions. D’après les chercheurs du MIT, les récentes avancées sur l’aimant présenté permettraient qu’une minicentrale à fusion (sous très haute température) voie le jour pour la première fois en 2025. L’équipe américaine prend le contrepied par rapport à ITER, qui est une installation énorme fonctionnant à des températures plus basses.
De leur côté, les chercheurs d’ITER ont réceptionné la première partie d’un aimant massif qui constituera l’élément central du réacteur il y a moins d’un an. Appelé « solénoïde central », l’aimant est fabriqué pour maintenir des pressions et températures extrêmes. Il permet de générer un champ magnétique environ 280 000 fois plus puissant que le champ magnétique terrestre. « Chaque fois qu’un composant majeur et unique est achevé, comme le premier module du solénoïde central, nous sommes plus confiants dans notre capacité à mener à bien l’ingénierie complexe de la machine complète », a déclaré Laban Coblentz, porte-parole d’ITER.
En décembre 2021, une réaction de fusion nucléaire avait même frôlé le seuil d’ignition, dont l’atteinte permettrait au réacteur de s’autosuffire, sans apport d’énergie nécessaire. En concurrence directe avec ITER, de nombreuses start-ups se lancent dans la voie vers la fusion commerciale, avec parfois des approches innovantes. Par exemple, une société s’est focalisée sur la fusion par projectile, dont le but est de lancer un projectile à très grande vitesse sur une cible contenant du combustible de fusion pour générer de l’énergie. La technique est en cours d’amélioration, car l’énergie générée n’est pas encore suffisante pour initier la réaction. La société souhaite aussi s’associer aux producteurs d’électricité existants pour développer une centrale pilote qui devrait voir le jour dans les années 2030.
Des limites qui devraient être dépassées dans une quinzaine d’années
Qu’est-ce qui empêche réellement la mise en route du tout premier réacteur à fusion nucléaire ? Même si seulement une petite quantité de tritium est nécessaire à la réaction, il faut savoir que l’atome n’existe pas à l’état naturel et se désintègre rapidement. Produit à partir du lithium, il faut donc le produire au sein même du réacteur, par réaction avec des neutrons.
En outre, les déchets de tritium pourraient poser des problèmes de contamination. Dans le cas d’ITER, ils feront un peu moins de 500 tonnes au total et devront être entreposés sur le site jusqu’à ce qu’ils deviennent inoffensifs (la demi-vie du tritium n’est cependant que de 12 ans). Actuellement, l’un des objets de recherche consiste à diminuer cette quantité de tritium dans les déchets. Il faudra les chauffer à très haute température, ou produire des barrières de perméation qui empêcheront la contamination de l’eau des systèmes de refroidissement par le tritium. Les déchets devraient commencer à s’accumuler dès 2035, et maîtriser leur gestion est essentiel.
En tenant compte de ces éléments, les centrales à fusion nucléaire sont très prometteuses et bien plus avantageuses que celles à fission. Même si de nombreuses améliorations sont encore nécessaires pour réussir la prouesse de la fusion à l’échelle industrielle, la solution est envisageable dans quelques décennies. En ce qui concerne ITER, les scientifiques affirment que le réacteur est désormais achevé à 75%, et que le premier plasma d’hydrogène permettant son bon fonctionnement (initialement envisagé en 2025) est prévu pour 2027. Il atteindrait sa pleine puissance au mieux en 2035, mais sans la certitude de devenir énergétiquement viable. Pour ce qui est des premiers réacteurs prévus pour une utilisation industrielle plus rentable que la fission, certains experts s’accordent à dire qu’il faudra attendre au moins 2040-2050.