Les cachalots ont appris à éviter les harpons

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| Gabriel Barathieu - CC BY-SA 2.0
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L’étude de journaux de bord récemment numérisés de baleiniers américains, comprenant des rapports d’expéditions dans le Pacifique nord au cours du 19e siècle, a mis en évidence une caractéristique comportementale étonnante des cachalots. Il s’avère qu’au fil du temps, ces gigantesques animaux marins ont appris à éviter les harpons et ont transmis cette aptitude de génération en génération.

Les journaux de bord, scrupuleusement étudiés par le biologiste marin Hal Whitehead, précisaient notamment le nombre de cétacés repérés dans les flots ou harponnés. Ces animaux étaient chassés pour leurs os, leur ivoire et leur graisse ; mais sur les quelque 80 000 jours de navigation consignés dans les journaux de bord, seuls 2405 ont donné lieu à des observations de cachalots, ce qui équivaut à un taux de réussite de 3%.

Par ailleurs, Whitehead et ses collaborateurs ont constaté que le taux de frappe des harpons des baleiniers avait chuté de 58% moins de deux ans et demi après qu’ils ont commencé à chasser dans la région. Un constat qui suggère que les cachalots ont appris à reconnaître cette menace, et ont vraisemblablement partagé cette information avec leur groupe, de manière à ce que chacun change son comportement pour l’éviter.

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Des relations étroites, propices au partage

Hal Whitehead étudie les cétacés, principalement les cachalots, et analyse leurs comportements et leurs systèmes sociaux depuis près de 40 ans. S’il s’attendait à une baisse du nombre de harponnages, il ne s’attendait pas à ce qu’elle soit si importante et si rapide. Le spécialiste explique qu’habituellement, l’Homme devient plus efficace à mesure qu’il apprend à pratiquer, le taux de harponnages aurait donc dû augmenter. « C’est généralement ainsi que se déroule notre exploitation de la faune », résume-t-il.

Mais cela ne semble pas s’appliquer à la chasse aux cachalots. Whitehead a rapidement été intrigué par la description du comportement des cétacés trouvée dans les anciens journaux de bord : au 19e siècle, les baleiniers ont commencé à se plaindre qu’ils capturaient beaucoup moins d’animaux. La cause de cette baisse soudaine était difficile à identifier du fait que la plupart des premières expéditions de chasse à la baleine ne tenaient pas de journaux détaillés. « Le problème, c’est que lorsque nous, humains, commençons à exploiter quoi que ce soit, nous n’avons pas tendance à en garder de très bons enregistrements », observe Whitehead.

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(a) Observations de cachalots, avec date estimée de la première observation dans la région. (b) Taux de harponnages par jour de navigation, en fonction du temps écoulé depuis la première observation dans la région (le nombre de jours de voyage est indiqué en haut du graphique). © H. Whitehead et al.

Les cachalots sont des animaux grégaires, qui forment des groupes de tailles diverses, en fonction du sexe des individus. On observe ainsi des groupes matriarcaux, constitués d’une douzaine de femelles accompagnées de quelques jeunes, des groupes de jeunes mâles et de mâles prêts à se reproduire, etc. Dans chacun de ces groupes, appelés « pods », les individus s’entraident et se protègent. Les femelles, notamment, créent des liens étroits entre elles pour protéger les jeunes. Cette relation particulière leur aurait permis de partager des conseils pour échapper à l’Homme.

Les équipages de baleiniers ont en effet reconnu que les cachalots avaient développé des tactiques pour leur échapper. Au lieu d’adopter une formation en cercle — une stratégie qu’ils utilisent habituellement pour se défendre contre leurs prédateurs naturels, les orques — les cachalots semblaient avoir compris que nager contre le vent leur permettrait de distancer les navires à voiles. Pour Whitehead, ce changement de comportement est la preuve d’une véritable « évolution culturelle ».

Une capacité d’adaptation qui perdure

Avant que les chasseurs n’empiètent sur leur territoire, les seuls prédateurs des cachalots — qui pèsent souvent plus de 40 000 kilos — étaient les orques (ou épaulards), qui tentent de s’en prendre aux plus jeunes. En règle générale, les cachalots se défendent en formant un grand cercle, avec leurs petits au milieu, et se battent avec leur mâchoire ou leur queue. Cette stratégie fonctionne plutôt bien contre les orques explique Whitehead, mais a l’effet inverse face aux prédateurs humains. Un groupe en formation serrée, stagnant en un seul et même endroit, est en effet une cible idéale pour les baleiniers.

Pendant un temps, les chasseurs ont donc réussi à tuer de nombreux cachalots. Mais rapidement, les animaux ont adopté un comportement plus favorable à leur survie : à l’arrivée des chasseurs, ils ne se regroupaient pas en cercle, mais se mettaient à nager contre le vent, semant la plupart des navires. De même, ils n’hésitaient pas à attaquer les embarcations les plus fragiles. Selon l’étude, les cachalots ont ensuite communiqué leur nouvelle stratégie aux autres individus de leur espèce, jusqu’à ce que tous les cétacés de la zone finissent par l’adopter.

Pour Whitehead, les comportements des cachalots dans cette région sont vraiment révélateurs de leur partage de culture. Malheureusement, l’avènement de la vapeur et du harpon explosif, vers la fin du 19e siècle, ont eu raison des cachalots les plus avisés, dont la stratégie ne pouvait plus faire le poids face à des technologies plus avancées. « C’était une évolution culturelle, beaucoup trop rapide pour une évolution génétique », souligne Whitehead.

Les cétacés ne peuvent aujourd’hui échapper aux baleiniers modernes. Néanmoins, Whitehead est heureux de constater qu’ils continuent de partager leur culture avec leurs congénères, par exemple la façon de récolter en toute sécurité la nourriture prisonnière des lignes de pêche. Le chercheur espère qu’ils conserveront cette capacité d’adaptation exceptionnelle. Les cachalots ont le plus grand cerveau de tous les animaux de la planète ; s’ils étaient capables de s’adapter à de nouvelles menaces il y a 200 ans, ils pourraient probablement aussi faire face aux nouveaux défis de l’océan, inhérents à l’activité humaine.

Source : Biology Letters, H. Whitehead et al.

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