Un groupe d’orques résidant dans la partie sud de la mer des Salish, entre les côtes de Washington et de la Colombie-Britannique, a été surpris en train d’utiliser collectivement des outils – un comportement inédit documenté chez les animaux marins. Sur les images capturées par drones, elles taillaient des tiges de varech pour se nettoyer mutuellement, probablement pour se débarrasser des peaux mortes et des parasites.
Les orques figurent parmi les animaux marins les plus étudiés et sont réputées pour leur incroyable intelligence. À savoir que, malgré leur nom, elles sont en fait les plus grands représentants de la famille des dauphins, pouvant notamment atteindre 10 mètres de long et peser jusqu’à 10 tonnes. Elles sont présentes dans tous les océans du monde, certains groupes migrant saisonnièrement sur des milliers de kilomètres, tandis que d’autres occupent un territoire fixe.
Leur capacité à élaborer des stratégies de groupe et des structures sociales complexes fascine les scientifiques depuis des décennies. En Arctique, elles sont par exemple connues pour tendre des pièges aux phoques en créant des vagues pour briser la banquise. Leurs groupes sont matriarcaux, plaçant la femelle la plus âgée au sommet de la hiérarchie sociale. Il s’agit en outre de l’une des six espèces connues à connaître la ménopause, soulignant l’importance des femelles plus âgées après leur période de reproduction.
Si beaucoup de leurs stratégies de chasse sont bien documentées, elles adoptent parfois d’autres comportements plus complexes et déroutants. Certains groupes sont par exemple connus pour adopter des tendances vestimentaires, comme celle du célèbre « chapeau de saumon ». Récemment, les orques de la péninsule ibérique se sont mises à attaquer et à couler les yachts, sans que les scientifiques en comprennent la véritable cause.
En effectuant des observations par drone, des chercheurs de l’Université d’Exeter, de l’Université Northeastern et du Center for Whale Research américain ont identifié un comportement inédit chez les orques de la mer de Salish, notamment l’utilisation collective d’outils.
« Nous avons commencé à surveiller ce comportement et avons réalisé qu’il s’agissait d’un comportement fréquent, ce qui a été un moment très excitant », explique Michael Weiss, directeur de recherche au Center for Whale Research et auteur principal de l’étude, au Guardian. « Nous avons réalisé que nous avions découvert un comportement nouvellement décrit, ce qui est remarquable. On n’imagine même pas qu’il soit possible de découvrir encore ce type de comportement lorsqu’on observe des baleines », a-t-il ajouté.
Une première utilisation collective d’outils chez les animaux marins
Weiss et ses collègues ont effectué leurs observations sur un groupe de 73 orques résidant de manière permanente dans la partie sud de la mer de Salish. Les orques ont été observées en train de tailler et de saisir avec leurs dents une tige de varech (Nereocystis luetkeana) d’environ 60 centimètres par son stipe – la partie longue et étroite près du point d’ancrage de la plante où elle s’accroche à la roche. Leurs dents, les mouvements de leur corps et la force de traction combinés leur permettent de sectionner un morceau du stipe.
Elles s’approchent ensuite d’un partenaire avec la tige, retournent l’algue sur toute la longueur de leur rostre (la protubérance en forme de museau) et pressent le bout de celle-ci avec leur tête contre le flanc du partenaire. Les deux orques travaillent ensemble pour rouler le morceau d’algue entre leurs corps en effectuant des mouvements en forme de S.
Alors que les chercheurs pensaient initialement qu’il s’agissait d’un comportement isolé, des observations prolongées ont montré qu’il était également présent chez d’autres orques du groupe. D’après les résultats publiés dans la revue Current Biology, le comportement a été observé 30 fois au cours de 8 des 12 jours d’observation supplémentaires. Il s’est produit chez toutes les classes d’âges et de sexe, mais plus particulièrement chez celles étroitement apparentées et dans la même tranche d’âge.
Alors que l’utilisation mutuellement bénéfique d’outils est observée chez d’autres animaux, comme les chimpanzés, les éléphants et les corbeaux, c’est la première fois qu’elle est documentée chez des animaux marins. Le frottage avec du varech a en effet déjà été observé chez d’autres cétacés comme les baleines, mais les orques sont les premières à être observées en train de l’utiliser de manière collective.
Chez les primates, le toucher atténue le stress et favorise le développement des relations sociales. Les orques sont aussi connues pour échanger des touchers et des caresses entre elles, mais l’utilisation du varech pourrait améliorer cette expérience, suggèrent les chercheurs. « Cela ne me surprend pas qu’ils aient ces interactions sociales complexes, car nous savons qu’ils développent des liens profonds entre eux, qu’ils sont très intelligents et qu’ils résolvent les problèmes de leur environnement », explique Weiss.
D’après les experts, il est aussi possible qu’elles se frottent mutuellement avec du varech pour entretenir leur peau. Les baleines et les dauphins sont d’ailleurs connus pour utiliser diverses stratégies pour se débarrasser des peaux mortes et des parasites, et celle des orques pourrait y figurer. Le comportement – baptisé « allokelping » par les chercheurs – a en outre été observé plus souvent chez les spécimens présentant de grandes quantités de peau morte, ce qui renforcerait l’hypothèse hygiénique.
Une pratique menacée de disparition ?
Bien que l’allokelping chez les orques n’a commencé à être observé que l’année dernière chez un groupe spécifique, les experts estiment qu’il existe probablement de nombreux autres comportements similaires chez d’autres groupes. « Jusqu’à présent, l’échantillon d’allokelping est encore assez restreint, mais si, comme le suggèrent les auteurs, ce comportement est lié aux soins de la peau en société, il est probablement omniprésent depuis un certain temps », estime Monika Wieland Shields, directrice de l’Orca Behavior Institute, qui n’a pas participé à la recherche.
Toutefois, si elle est réellement spécifique aux orques de Salish, la pratique pourrait être menacée de disparition car ce groupe ne se reproduit pas avec d’autres groupes et leur population décline lentement. Les chercheurs espèrent néanmoins déterminer si elle est présente chez d’autres groupes, certains partageant parfois divers traits, comme les chants et les dialectes régionaux.
Vidéo montrant l’allokelping chez les orques du sud de la mer de Salish :