Alors que la population mondiale atteindra les 10 milliards d’ici 2050, les Nations Unies ont recommandé la production massive d’insectes pour l’alimentation. Mais les valeurs éthiques et la défense de la cause animale n’ont jamais été aussi présentes dans l’actualité. Les modes de consommation et de pensée changent face aux découvertes concernant la douleur animale. Récemment, des scientifiques britanniques et iraniens ont démontré que la mouche est très probablement capable de ressentir la douleur via un certain mécanisme biologique, la nociception, présent chez les mammifères. Cette découverte ravive le débat houleux quant à la protection du bien-être animal, qui devrait maintenant inclure les insectes, affirment les scientifiques de l’étude.
La nociception — la capacité de ressentir la douleur — est essentielle à la survie et au bien-être général d’un organisme. Elle correspond à l’ensemble des fonctions de l’organisme permettant de détecter, percevoir et réagir à des stimulations internes et externes potentiellement nocives. Ceci passe par les récepteurs nociceptifs, situés sur les terminaisons nerveuses, donnant l’alerte et provoquant un message nerveux de « douleur » lorsqu’ils « repèrent » une agression effective ou possible.
La douleur est une expérience subjective négative, générée par le cerveau. La nociception et/ou la douleur peuvent être inhibées ou facilitées par ce que l’on nomme des neurones descendants du cerveau ou « contrôles descendants de la douleur », réel avantage adaptatif. En effet, par exemple lors d’un combat, un animal blessé ne ressentira pas la douleur immédiatement (les récepteurs sont inhibés). Mais une fois le combat terminé, les contrôles descendants de la douleur peuvent faciliter le traitement nociceptif, l’animal cherchera alors à protéger sa blessure le temps de sa guérison.
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C’est pourquoi, aujourd’hui, les études sur les vertébrés passent devant des comités d’éthique pour prouver que la valeur de la recherche l’emporte sur tout préjudice causé aux sujets. Les céphalopodes comme les poulpes et les calmars commencent à bénéficier de la même protection. Mais ce n’est pas le cas des insectes, puisque la question de savoir si ces derniers ont un tel contrôle descendant, ou les circuits neuronaux le permettant, a rarement été explorée.
Récemment, des chercheurs de l’Université de Queen Mary à Londres et de Tehran en Iran, ont compilé la littérature disponible sur la douleur chez les insectes, comprenant des études comportementales, moléculaires et anatomiques. Leurs conclusions inattendues quant à une perception de la douleur similaire à celle des humains sont publiées dans la revue Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences.
Modulation de la nociception
Il faut d’abord savoir qu’effectivement, la nociception peut s’accompagner de la sensation de douleur, mais ce n’est pas toujours le cas. Des recherches antérieures ont montré que les animaux et les insectes possèdent des systèmes physiologiques qui réagissent à ce qui, chez les animaux, serait décrit comme une expérience douloureuse. Mais il est très difficile de juger si un insecte ressent la douleur, car cette expérience négative est fortement contrôlée par le cerveau.
D’après les auteurs, les travaux comportementaux montrent que les insectes peuvent moduler le comportement après la stimulation des récepteurs nociceptifs, à la fois par leur système nerveux périphérique et central. En d’autres termes, certains insectes agissent visiblement « normalement » après une blessure, en continuant à se nourrir ou en ne modifiant pas leur comportement. Cette preuve a été utilisée, en premier lieu, dans la littérature scientifique, pour indiquer l’absence de douleur chez les insectes.
Cependant, les auteurs notent qu’il est « plus probable que cela démontre une priorité donnée par les insectes à d’autres besoins comportementaux », réduisant de fait le message nerveux de douleur dans certains contextes. Par exemple, un criquet qui se fait dévorer par une mante religieuse continue de manger, ou une mouche, dont l’une des pattes est amputée, agit de manière normale face à un stimulus appétant. Une telle modulation est au moins en partie contrôlée par le système nerveux central puisque les informations médiant cette dernière sont traitées par le cerveau. C’est le même processus qui chez l’Homme, face à certaines situations d’urgence comme un accident, inhibe la douleur résultant d’une blessure. Cette dernière ne se manifestant pas tout de suite, notamment grâce à l’adrénaline. Une fois « en sécurité », la douleur apparait.
Le contrôle de la nociception par le système nerveux central est en outre étayé par des preuves neuroanatomiques et neurobiologiques. En effet, les chercheurs expliquent : « Anatomiquement, les insectes ont des projections neuronales descendantes du cerveau vers le cordon nerveux ventral, où le comportement nociceptif est exécuté ».
Enfin, des études moléculaires révèlent les voies impliquées dans l’inhibition de ce comportement. Même si les insectes ne présentent pas les récepteurs opioïdes des animaux, d’autres neuropeptides, comme la drosulfakinine, l’allatostatine-C et la leucokinine, pourraient être des modulateurs possibles de la nociception chez eux.
Considérées ensemble, ces données semblent indiquer que les insectes possèdent une sorte de système de contrôle de la réponse à la douleur, similaire au nôtre.
L’équipe de recherche déclare dans un communiqué : « Nous soutenons que les insectes ont très probablement un contrôle nerveux central sur la nociception, sur la base de preuves neuroscientifiques comportementales, moléculaires et anatomiques. Un tel contrôle est cohérent avec l’existence d’une expérience de la douleur ».
Bien être des insectes et production intensive
Dans un rapport de 2021, l’ONU explique : « Les insectes comestibles peuvent diversifier les régimes alimentaires, améliorer les moyens de subsistance, contribuer à la sécurité alimentaire et nutritionnelle et avoir une empreinte écologique plus faible que d’autres sources de protéines ».
Dans le contexte d’une population mondiale toujours plus importante et d’un élevage conventionnel contributeur majeur au changement climatique, la production massive d’insectes pour l’alimentation semblerait donc la meilleure alternative. Mais les implications éthiques n’ont pas été prises en compte, car les protections du bien-être animal ne couvrent pas les insectes actuellement.
Les recherches futures devront alors viser à mieux caractériser la modulation du comportement nociceptif, et déterminer si cela est associé à la douleur chez les insectes. Ces études permettront de clarifier si nous devons accorder une protection éthique aux insectes dans des contextes potentiellement nocifs, tels que l’agriculture et la recherche, comme cela commence à être le cas pour les poulpes. Néanmoins, en début d’année, des scientifiques ont appelé à la fermeture de la première ferme de poulpes au monde, craignant pour le bien-être des animaux d’élevage. Cela n’a pas empêché la multinationale espagnole Nueva Pescanova d’annoncer qu’elle commencerait à commercialiser d’ici 2023.
Les auteurs concluent : « En outre, l’élucidation des voies neuronales et moléculaires du contrôle descendant de la nociception chez les insectes peut conduire à l’utilisation d’insectes comme organisme modèle pour les états douloureux humains impliquant un dysfonctionnement du contrôle descendant ». Les insectes, considérés comme des nuisibles ou des parasites, sont bien plus proches de nous. Cette étude nous fera réfléchir à deux fois avant d’utiliser un insecticide ou d’écraser une araignée. Être en haut de la chaîne alimentaire ne donne pas le droit de maltraiter les autres maillons pour notre seul appétit, sous couvert de l’argument écologique.