L’intrication de molécules individuelles, une première mondiale réalisée par des physiciens de Princeton, constitue sans doute un pas en avant vers le développement des tant attendus ordinateurs quantiques grand public. Cette technique, qui permet de lier des molécules individuelles sur de grandes distances, ouvre des possibilités jusqu’ici inaccessibles pour l’informatique quantique et la modélisation de matériaux complexes. En effet, jusqu’ici, il n’a été possible d’intriquer que des atomes ou des groupes d’atomes.
L’intrication quantique (ou enchevêtrement quantique) est un phénomène où deux particules (ou groupes de particules) sont liées de manière à ce que l’état quantique de l’une influence instantanément l’état quantique de l’autre, indépendamment de la distance qui les sépare. Cette caractéristique, initialement considérée comme irréelle par Einstein, est désormais reconnue comme un principe fondamental de la physique quantique. Lawrence Cheuk, de l’Université de Princeton et ses collègues ont mis en lumière l’importance de ce phénomène dans un nouvel article publié dans la revue Science.
Le document explique que les molécules intriquées, capables d’interagir simultanément même séparées par des années-lumière, représentent un progrès significatif. Cette capacité d’interaction moléculaire à distance ouvre des portes vers des applications pratiques révolutionnaires, notamment dans le développement d’ordinateurs quantiques plus puissants et la simulation précise de matériaux complexes qui étaient jusqu’ici hors de portée avec les technologies conventionnelles.
Le principe d’enchevêtrement moléculaire
Les molécules, contrairement aux atomes, possèdent une structure complexe et donc plus de degrés de liberté dans le contexte quantique. Cela signifie qu’elles peuvent exister dans un plus grand nombre d’états quantiques différents. Yukai Lu, co-auteur de l’étude, souligne que « cette complexité moléculaire permet des méthodes innovantes pour le stockage et le traitement de l’information quantique ».
En effet, les molécules ont la capacité de vibrer et de tourner dans plusieurs modes différents. Chacun de ces modes peut être utilisé pour représenter différents états quantiques via des bits quantiques (qubits) — les unités fondamentales de l’information dans un ordinateur quantique. Cette polyvalence offrirait une richesse de configurations pour coder l’information, bien au-delà des possibilités offertes par les atomes seuls.
Cette propriété unique des molécules les rend particulièrement adaptées pour des applications telles que la simulation de matériaux complexes. Dans ces simulations, la capacité de modéliser avec précision les interactions entre de multiples états quantiques est cruciale. Les molécules peuvent alors imiter de manière plus fidèle les comportements complexes des matériaux réels, permettant ainsi aux scientifiques de mieux comprendre et prédire leurs propriétés.
Maîtriser l’incontrôlable : le défi des molécules
Malgré leurs avantages, les molécules sont notoirement difficiles à manipuler en raison de leur complexité. Les auteurs ont alors utilisé des « pinces optiques ». Ces dispositifs utilisent des faisceaux laser très focalisés pour piéger et contrôler des particules extrêmement petites, comme des molécules. Le principe de fonctionnement des pinces optiques repose sur la pression de radiation — la force/pression exercée par la lumière sur les objets physiques. En ajustant finement les propriétés du faisceau laser, telles que son intensité et sa focalisation, les scientifiques peuvent positionner avec précision et maintenir en place des molécules individuelles.
L’utilisation des pinces optiques pour refroidir les molécules à des températures ultrabasses est essentielle, car à ces températures, les molécules sont moins susceptibles d’être perturbées par l’énergie thermique environnante. Cela permet aux chercheurs de les placer dans des états quantiques spécifiques nécessaires pour les expériences d’enchevêtrement.
De plus, les chercheurs utilisent des impulsions micro-ondes pour induire des interactions contrôlées entre les molécules. Les micro-ondes, en agissant sur les molécules piégées, permettent de modifier leurs états quantiques de manière cohérente et contrôlée. Cette cohérence est essentielle pour l’intrication, car elle assure que les états quantiques des molécules soient liés de manière prévisible et répétable.
Vers des applications concrètes
L’enchevêtrement réalisé avec cette méthode est un élément fondamental pour le développement de l’informatique quantique et la simulation de matériaux complexes. Les ordinateurs quantiques basés sur des molécules présenteraient en effet une caractéristique unique par rapport à ceux utilisant des qubits traditionnels, comme les ions ou les photons.
Dans un ordinateur classique, les bits opèrent sur un système binaire (0 et 1). En informatique quantique, les qubits sont des unités d’information qui peuvent exister dans une superposition d’états quantiques |0⟩ et |1⟩. Les qutrits, en revanche, sont une unité d’information quantique qui peut exister dans une superposition de trois états quantiques orthogonaux, souvent dénotés |0⟩, |1⟩, et |2⟩. Cette capacité à opérer avec trois états quantiques, plutôt que deux, offre une plus grande complexité et flexibilité dans le traitement de l’information quantique, par rapport aux qubits.
Pour la simulation de matériaux complexes, cette propriété est particulièrement avantageuse. Les molécules, avec leurs qutrits, peuvent mieux imiter les interactions et les états énergétiques complexes qui se produisent dans les matériaux réels. Cela permet aux scientifiques de modéliser des phénomènes qui seraient extrêmement difficiles, voire impossibles, à simuler avec des qubits.
En outre, la capacité des molécules à simuler des forces fondamentales de la physique ouvre des perspectives passionnantes. Les qutrits pourraient permettre de modéliser des interactions quantiques plus complexes, comme celles impliquées dans les forces nucléaires forte et faible, ou dans des phénomènes encore mal compris comme la supraconductivité à haute température.
Hannah Williams, physicienne à l’Université de Durham, met en lumière l’importance de ces avancées dans un article de Nature. Elle souligne que le rythme rapide des progrès dans l’utilisation des molécules pour la simulation quantique indique que cette approche pourrait bientôt devenir une plateforme de choix dans ce domaine. Les molécules offrent une flexibilité et une capacité de modélisation qui pourraient surpasser les plateformes quantiques actuelles, rendant possible l’exploration de domaines de la physique et de la chimie jusqu’alors hors de portée.