Des biologistes ont découvert une étrange capacité chez les limaces de mer sacoglosses : elles « volent » les organites de leurs proies pour les utiliser elles-mêmes – un phénomène que l’on pensait réservé aux films de science-fiction. Elles ont été observées en train d’absorber les chloroplastes des algues pour ensuite les utiliser pour la photosynthèse, une capacité habituellement inexistante chez les animaux.
Les limaces de mer sacoglosses sont des mollusques gastéropodes majoritairement herbivores et hermaphrodites vivant sur toutes les côtes, à l’exception de celles d’eaux froides. Elles sont surtout abondantes dans le centre du Pacifique et comptent plus de 300 espèces connues. Elles vivent généralement parmi les algues dont elles se nourrissent et adoptent les mêmes couleurs ou motifs que celles-ci. Ce camouflage naturel les rend particulièrement difficiles à repérer dans leur environnement.
Elles fascinent les biologistes depuis des décennies par leur capacité à s’approprier certains traits de leurs proies. Par exemple, alors que les animaux ne sont pas censés effectuer de photosynthèse, ces limaces en sont capables en s’appropriant les chloroplastes des algues qu’elles consomment. Elles peuvent aussi devenir bioluminescentes en consommant des coraux bioluminescents, ou devenir urticantes en ingérant des anémones de mer disposant de cette capacité.
Ce phénomène évoque l’endosymbiose, ce processus biologique qui permit aux eucaryotes d’évoluer vers des formes plus complexes en ingérant des bactéries et en les transformant en organites, comme les mitochondries. Mais contrairement à l’évolution, il se produit sur une échelle de temps bien plus courte. « Cela ressemble à une version moderne, plus transitoire, de l’endosymbiose : elle se produit au cours de la vie d’un seul animal », explique dans un communiqué Nicolas Bellono, professeur au département de biologie cellulaire et moléculaire de l’Université de Harvard.
Si la capacité des limaces de mer à s’approprier les traits de leurs proies est connue depuis longtemps, les mécanismes biologiques qui la rendent possible restaient jusqu’ici mal compris. Dans le cadre d’une récente étude publiée dans la revue Cell, Bellono et ses collègues ont levé le voile sur ces mécanismes en montrant comment les limaces parviennent à préserver la fonctionnalité des chloroplastes qu’elles ingèrent.
« … de véritables machines à mucus »
Les chercheurs se sont concentrés sur les limaces sacoglosses mangeuses d’algues, comme la limace de mer frisée (Elysia crispata), car elles sont plus abondantes et plus faciles à étudier. Elles grignotent les algues avec leur radula, une structure dentaire spécialisée, en aspirent le contenu et ne conservent que les chloroplastes. Ces derniers, loin d’être digérés, restent fonctionnels jusqu’à neuf mois à l’intérieur des limaces.
Pour comprendre comment elles parviennent à préserver ces chloroplastes, les scientifiques ont tenté de les isoler afin d’en séquencer les protéines exprimées. Mais l’opération s’est avérée ardue : les animaux sécrétaient tant de mucus qu’aucune technique classique ne permettait l’isolement sans méthode spécialisée. « Nous avons passé les six à neuf premiers mois à essayer de nous débarrasser du mucus des limaces », raconte Bellono. « Nous avons suivi tous les protocoles établis pour extraire les chloroplastes des plantes, et rien n’a fonctionné. Les limaces sont de véritables machines à mucus », ajoute-t-il avec humour.
De nouveaux organites à double fonctionnalité
Après avoir enfin réussi à nettoyer correctement les échantillons, l’équipe a découvert que les protéines présentes dans les chloroplastes ressemblaient à des protéines endosomales (impliquées dans l’absorption des nutriments) et étaient produites par les limaces elles-mêmes. Cela suggère que les chloroplastes ne se contentaient pas de flotter librement dans le corps des limaces mais étaient transformés en véritables organites fonctionnels.
Des observations plus poussées ont montré que les chloroplastes étaient enveloppés d’une fine membrane, donnant naissance à un nouveau type d’organite baptisé « kleptosomes ». Ceux-ci se distinguent par leur structure et leur fonction uniques, qui permettent de stabiliser et conserver les chloroplastes nouvellement acquis.
Pour maintenir ces organites actifs, les limaces s’appuient sur des canaux ioniques sensibles à l’ATP, créant ainsi un environnement interne favorable à la photosynthèse. Toutefois, cette fonctionnalité n’est préservée que lorsque les conditions sont favorables. En cas de famine, elles changent radicalement de stratégie : les kleptosomes digèrent alors les chloroplastes pour fournir des nutriments à la limace.
Les limaces de mer changent de couleur comme des feuilles selon leur état de santé : elles passent du vert à l’orange lorsqu’elles manquent de nutriments, un signe qu’elles puisent alors dans leurs réserves de chloroplastes. « C’est une stratégie de survie remarquable », souligne Bellono.
Un modèle vivant de l’endosymbiose
L’équipe estime que ces résultats éclairent non seulement la manière dont les limaces de mer acquièrent la photosynthèse, mais montrent également la capacité des cellules animales à s’adapter aux pressions évolutives. Les chercheurs ont d’ailleurs observé des stratégies de survie similaires chez les coraux et les anémones, eux aussi connus pour héberger des symbiotes photosynthétiques.
« Ce mécanisme – utiliser des organites dérivés de l’hôte pour héberger des organites étrangers – pourrait être plus répandu qu’on ne le pensait », observe Bellono. En d’autres termes, l’étude offre un modèle vivant de l’endosymbiose et de l’émergence potentielle de nouveaux organites chez les animaux.