Les concentrations de méthane dans l’atmosphère ont dépassé 1900 parties par milliard en 2021, soit près du triple des niveaux préindustriels, selon les données publiées en janvier par la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) des États-Unis. Les scientifiques craignent que la crise climatique causée par l’Homme n’ait déclenché une boucle de rétroaction entraînant un réchauffement planétaire irréversible. Explications.
Le méthane (CH4), comme le dioxyde de carbone (CO2), est un gaz à effet de serre qui une fois émis, persiste dans l’atmosphère une douzaine d’années (contre 100 pour le CO2). Pourtant, à l’échelle du siècle, le méthane a un impact 28 fois plus important que le gaz carbonique en potentiel de réchauffement global (PRG). Ce potentiel se définit comme le forçage radiatif d’un gaz (c’est-à-dire la puissance radiative que le gaz à effet de serre renvoie vers le sol), cumulé sur une durée de 100 ans. Cette valeur se mesure relativement au CO2.
Le méthane dégrade donc 28 fois plus vite la couche d’ozone et accélère le réchauffement climatique bien plus que le dioxyde de carbone. Par conséquent, bien que le méthane ne représente que 10% des émissions, la pollution qu’il entraîne est tout aussi préoccupante que celle du dioxyde de carbone.
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Une boucle de rétroaction irrévocable ?
Le méthane a connu un tournant historique au début du millénaire. Sa concentration atmosphérique avait enclenché une décroissance. Mais à ce jour, son augmentation rapide et considérable depuis 2007 inquiète les scientifiques, qui peinent à l’expliquer. Euan Nisbet, spécialiste de la Terre au Royal Holloway (Université de Londres) à Egham, déclare : « Les émissions, qui semblent s’être accélérées au cours des dernières années, constituent une menace majeure pour l’objectif mondial de limiter le réchauffement climatique à 1,5-2 °C par rapport aux températures préindustrielles ». D’ailleurs, 2021 est l’une des sept années les plus chaudes jamais enregistrées…
Les relevés de mesures se sont accumulés dès les premiers signes de hausse, autant que les explications potentielles. L’exploitation croissante du pétrole et du gaz naturel est l’une des premières causes soulevées, ainsi que l’augmentation des déchets et des émissions provenant des décharges qui leur sont associées. La croissance de la population imposant une production alimentaire plus grande, implique alors la croissance des troupeaux de bétail, émettant du méthane. L’augmentation de l’activité des microbes dans les zones humides peut également jouer un rôle dans ce pic historique.
Mais l’explication pourrait peut-être aussi se trouver dans le réchauffement climatique lui-même. De nombreux chercheurs supposent que ce dernier créerait un mécanisme de rétroaction entraînant une libération toujours plus importante de méthane. La maîtrise de la hausse des températures serait encore plus difficile, à l’image d’un cercle infernal autoentretenu. « Le réchauffement alimente-t-il le réchauffement ? C’est une question extrêmement importante. Pour l’instant, pas de réponse, mais ça y ressemble beaucoup », souligne E. Nisbet.
Les microbes, moteur des émissions croissantes de méthane
Les scientifiques ont cherché à comprendre la source du mystérieux méthane en comparant les connaissances sur la production du gaz avec ce qui est observé dans l’atmosphère. Ils ont étudié le méthane piégé il y a des décennies, voire des siècles, dans les carottes de glace, ainsi que les gaz dans l’atmosphère. En effet, l’air fossile piégé dans les carottes de glace est un moyen unique pour accéder directement aux atmosphères du passé. Il nous renseigne sur l’évolution des gaz à effet de serre. On peut ainsi quantifier l’impact de l’activité humaine par rapport aux teneurs naturelles, préciser la relation entre gaz à effet de serre et climat, et évaluer les interactions climatiques avec les cycles biogéochimiques.
Les comparaisons démontrent une proportion de carbone 12 plus importante depuis 2007, et une diminution du carbone 13. Les données sont publiées par l’équipe de E. Nisbet dans la revue Philosophical Transactions of The Royal Society A. L’explication la plus simple du déplacement isotopique est qu’il est dominé par une proportion croissante d’émissions provenant de sources biogéniques. Il faut savoir que le méthane généré par les microbes — après avoir consommé du carbone dans la boue d’une zone humide ou dans l’intestin d’une vache — contient moins de carbone 13 que le méthane généré par la chaleur et la pression à l’intérieur de la Terre (libéré lors de l’extraction de combustibles fossiles).
L’hypothèse des chercheurs est donc que le réchauffement climatique lui-même pourrait être à l’origine de l’augmentation de la productivité des microbes dans les zones humides tropicales, qui génèrent ainsi plus de méthane.
Xin Lan, spécialiste de l’atmosphère au Laboratoire de surveillance mondiale de la NOAA à Boulder, au Colorado, et son équipe, ont utilisé les données atmosphériques sur le carbone 13 pour estimer la réelle part des microbes dans ces résultats. L’étude est publiée également dans la revue Philosophical Transactions of The Royal Society A. Leurs observations suggèrent que l’augmentation des émissions provenant de sources microbiennes est le facteur le plus important (près de 85%), avec une contribution relativement plus faible des autres processus (comme l’exploitation des combustibles fossiles). Les signaux forts issus des tropiques combinés aux données isotopiques sont cohérents avec l’augmentation des émissions des zones humides naturelles.
L’équipe de recherche explique que la grande variabilité interannuelle des émissions de méthane, et la variabilité inter-décennale de l’activité des zones humides, illustrent l’ampleur potentielle des changements incontrôlables dans un avenir proche. Ces conclusions soulignent l’urgence de réduire la charge mondiale de méthane en atténuant les émissions de méthane que nous pouvons contrôler (secteurs des combustibles fossiles et de l’agriculture).
Le rôle des activités humaines : entre pollution et espoir
Les scientifiques ont déjà mis en garde contre le fait de classer certaines causes d’émissions de méthane — comme le dégel du pergélisol — comme « naturelles », étant donné qu’elles sont généralement le résultat du réchauffement induit par l’homme.
Des images satellites récentes, provenant de l’instrument de surveillance troposphérique Tropomi à bord du satellite de l’ESA Sentinel 5-P, ont révélé que les sociétés pétrolières et gazières rejettent régulièrement d’énormes quantités de méthane dans l’atmosphère. Les résultats ont été publiés dans Science.
Selon d’autres chercheurs du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement en France, les satellites en orbite ont détecté plus de 1800 panaches de méthane dans le monde sur deux ans (2019-2020), dont une grande partie se situe au-dessus de la Russie, du Turkménistan, des États-Unis, du Moyen-Orient et de l’Algérie.
Alors que certains rejets résultaient d’accidents, les chercheurs ont constaté que dans la plupart des cas, les entreprises évacuaient délibérément le gaz des pipelines ou d’autres équipements avant d’effectuer des réparations ou des opérations de maintenance. Les scientifiques estiment que ces « fuites » ont un impact climatique équivalant à 20 millions de véhicules circulant pendant un an et correspondent à 10% des émissions dans ce secteur. De plus, ce sont des estimations minimales, car le satellite n’est capable de détecter que les panaches les plus gros (plus de 25 tonnes de méthane par heure).
À court terme, le principal ennemi du réchauffement climatique n’est pas le dioxyde de carbone, mais le méthane. Doté d’un pouvoir chauffant plus important, il jouit cependant d’une durée de vie plus courte. Ainsi, les experts du climat s’accordent à dire que le moyen le plus rapide de freiner le réchauffement climatique à court terme est de réduire les émissions de méthane.
Cela a abouti à l’engagement mondial sur le méthane (Global Methane Pledge) lors de la COP26, où plus de 100 pays — représentant les deux tiers de l’économie mondiale et la moitié des 30 principaux pays émetteurs de méthane — ont accepté de prendre des mesures volontaires pour contribuer à un effort collectif visant à réduire les émissions mondiales de méthane d’au moins 30% (par rapport aux niveaux de 2020) d’ici 2030. Ces baisses devraient réduire le réchauffement climatique d’au moins 0,2 °C d’ici 2050.
Les émissions inédites de méthane sonnent donc le signal d’alarme d’un tournant irréversible dans le changement climatique. Une réduction rapide des émissions de méthane pourrait, néanmoins, encore entraîner des progrès climatiques significatifs et indispensables à court terme.