Très ancien, le « paradoxe de l’œuf et de la poule » soulève de nombreux questionnements d’ordres philosophique et scientifique. Impossible à résoudre pour certains, réponse tranchée pour d’autres, le sujet n’obtient pas de consensus. Si la science semble avoir penché en faveur de « l’œuf en premier » — notamment avec la théorie de l’évolution de Darwin et la génétique de Mendel —, une étude israélienne apporte des réserves sur la certitude.
Alors que des réponses sont encore apportées par la communauté scientifique, le « paradoxe de l’œuf et de la poule » est en fait très ancien. Il vient du fait qu’aucune réponse ne serait satisfaisante ni logique. Si l’on répond « l’œuf », alors on se demande qui a pondu cet œuf. Si l’on répond « la poule », alors on se demande comment elle a pu naître, si ce n’est d’un œuf. Lorsque deux événements semblent à la fois être la cause et l’effet l’un de l’autre, il est alors inconcevable de comprendre que l’un d’eux ait pu précéder l’autre.
Si elle paraît simpliste, cette question traite pourtant de l’origine du monde (ou cosmogonie) et oppose donc deux camps. Aristote défend l’idée (finaliste) que la cause finale (la poule) est la raison d’être de tout (œuf compris). La poule serait arrivée en premier et l’œuf n’est rien d’autre qu’une poule en puissance. Pour lui, la « logique » précédemment évoquée s’oppose forcément à la chronologie d’un œuf précédant une poule.
« L’homme engendre l’homme », avait-il dit, niant toute théorie de l’évolution. Ce que Diderot rejette dans Le Rêve d’Alembert (1769) : « Si la question de la priorité de l’œuf sur la poule ou de la poule sur l’œuf vous embarrasse, c’est que vous supposez que les animaux ont été originairement ce qu’ils sont à présent. Quelle folie ! ».
Une question qui appelle d’autres questions
Une étude de 2015 suggère que la question n’est pas un paradoxe au sens biologique du terme, et qu’une définition précise de la question et l’examen des mécanismes sous-jacents possibles de l’évolution offrent une solution. « À partir de quel moment peut-on parler de poule ? », serait la vraie question à se poser et deux réponses restent possibles.
Si la spéciation — formation d’une nouvelle espèce — s’opère par mutations génétiques aléatoires dans l’embryon, alors l’œuf est le premier. Mais si l’on considère l’épigénétique comme un moyen de transmettre des changements adaptatifs chez une espèce, alors la poule est la première. Les auteurs de l’étude posent alors la question suivante : « Où le changement génétique a-t-il pris naissance, dans le soma de la poule, ou du coq, dans les œufs de sa mère ou dans le sperme de son père ? ».
« La première poule a dû être dérivée d’un embryon génétiquement identique »
Sur cette question, la science semble unanime : l’œuf a précédé la poule. D’une part, les premiers œufs retrouvés datent d’environ 190 millions d’années, donc avant l’apparition des gallinacés, probablement issus d’un œuf pondu par un autre animal. Ces œufs primitifs venaient des dinosaures, connus comme les ancêtres des premiers oiseaux. En outre, « nous pouvons être certains que les ancêtres de la poule ont tous eu des œufs comme stade initial de leur vie, non seulement depuis les dinosaures, mais aussi depuis l’époque où ils étaient des poissons [du clade des crossoptérygiens] », explique à Trust My Science le professeur en génétique évolutive John Brookfield, de l’université de Nottingham.
La question de savoir si la poule a précédé l’œuf n’a donc de sens que si l’on compare la poule adulte à l’œuf de poule. Roy Sorensen, philosophe à l’Université de Washington, évoque la notion intéressante de « pré-poule ». « L’idée est que Charles Darwin a démontré que la poule a été précédée par des poules limites et qu’il est donc simplement indéterminé de savoir où les pré-poules se terminent et où les poules commencent », écrit-il. Selon les lois de Mendel, un organisme est génétiquement fixé et la transition de pré-poule à poule n’a pu s’effectuer qu’entre une pondeuse et son œuf.
C’est d’ailleurs ce que confirme John Brookfield : « S’il y a eu un premier oiseau qui répondait à la définition de la poule, alors cette première poule a dû être dérivée d’un embryon génétiquement identique. Cet embryon se serait trouvé à l’intérieur d’un œuf et, en ce sens, l’œuf (c’est-à-dire l’œuf de poule) a précédé la poule. De même, s’il y a eu un premier dinosaure adulte, alors ce dinosaure a dû se développer à partir d’un embryon génétiquement identique à l’intérieur d’un œuf ». Voilà qui pourrait clore le débat.
La théorie de l’évolution appuie d’ailleurs cette idée : la première poule n’a pas pu apparaître telle quelle et a forcément été précédée d’un œuf de poule. En revanche, il est difficile de savoir avec exactitude de quand date ce premier œuf de poule, même si les premiers poulets domestiques datent d’il y a environ 7000 ans.
« La découverte des mécanismes épigénétiques pourrait soutenir le scénario de la poule en premier »
Selon la même étude de 2015, le cas de la « poule d’abord » implique des mécanismes évolutifs similaires à ceux envisagés par Lamarck, 50 ans avant la publication des travaux de Darwin. Selon Lamarck — qui ne s’oppose pas à la théorie de l’évolution, bien au contraire —, les organismes s’adaptent en développant de nouvelles variantes en réponse à des environnements changeants. Ces nouveaux traits adaptatifs deviennent héréditaires et le tout est transmis à la descendance.
Parce qu’elle semble s’opposer à la génétique de Mendel et parce qu’aucun mécanisme permettant l’hérédité des caractères acquis n’était connu, la théorie de Lamarck a été considérée comme totalement fausse pendant 200 ans. Cela étant, « ces dernières années, la découverte et la caractérisation des mécanismes épigénétiques qui permettent la transmission de caractères somatiques acquis à travers les générations pourraient soutenir le scénario de la poule en premier », écrivent les auteurs.
Une piste plausible (mais non démontrée) pourrait être celle où le changement épigénétique est d’abord transféré tel quel du soma (de la poule) à la lignée germinale (des œufs), et à un stade ultérieur, il est assimilé et remplacé par un changement génétique.
En fin de compte, le dilemme initial de « l’œuf ou de la poule » n’est donc pas vraiment un paradoxe, puisque des explications scientifiques peuvent être apportées par l’évolution. Chaque changement évolutif pourrait correspondre soit à un monde darwinien pur, dans lequel l’œuf aurait précédé la poule, soit à un monde lamarckien, dans lequel la poule aurait été la première. Le domaine de recherche est encore très actif, et un long chemin reste à parcourir avant de pouvoir évaluer la contribution des processus épigénétiques à l’évolution.