En diffusant un rayon laser à travers un nuage d’atomes ultra-froids, des chercheurs sont parvenus à faire passer un « temps négatif » aux photons, et ce, sans enfreindre les lois de la physique. En d’autres termes, les photons seraient sortis du nuage atomique avant même d’y pénétrer. Ce phénomène contre-intuitif serait une conséquence inhérente à l’étrange propriété de la mécanique quantique, où plusieurs comportements inattendus sont susceptibles de se produire simultanément.
Lorsque la lumière traverse un matériau, sa vitesse change à mesure que les particules qui la composent (les photons) interagissent avec les atomes environnants. Ces atomes absorbent les photons avant de les propager, ce qui entraîne un ralentissement, appelé « retard de groupe », dans leur temps de trajet. Cependant, bien que largement explorés, les principes fondamentaux régissant cette propagation comportent encore de nombreuses questions.
Parmi ces questions figure le temps de propagation des photons à travers un milieu (ou un matériau) d’un point de vue quantique. Plus précisément, « le retard de groupe subi par les photons doit-il être attribué au temps qu’ils passent sous forme d’excitations atomiques ? », se sont demandé des chercheurs de l’Université de Toronto et de l’Université de Griffith (en Australie), dans le cadre de la nouvelle étude.
Les atomes peuvent passer de l’état fondamental à excité lorsqu’ils absorbent des photons. Ils peuvent également présenter de brèves périodes d’excitation, même après avoir propagé les photons. Ce temps d’excitation supplémentaire « non-propagatrice » serait associé au retard de groupe.
Des études ont précédemment suggéré que dans certains cas, le temps de retard de groupe de la lumière peut être négatif. Cela signifierait qu’elle peut se propager si tôt qu’elle passerait un temps négatif à traverser le matériau et à être absorbée par les atomes. En d’autres termes, elle traverserait le matériau avant même de pénétrer celui-ci.
Bien qu’a priori invraisemblable, ce phénomène serait tout à fait possible d’un point de vue quantique. « Dans l’expérience rapportée ici, nous testons cette prédiction théorique remarquable pour une large gamme de paramètres, y compris des régimes dans lesquels le retard de groupe est négatif », expliquent les chercheurs dans leur document en prépublication sur le serveur arXiv.
Des photons sortant du nuage atomique avant même d’y pénétrer ?
La théorie de l’équipe de la nouvelle étude est basée sur l’évaluation de la trajectoire quantique (l’état du système en fonction du temps) pour calculer le temps qu’un photon passe sous forme d’excitation atomique en se propageant à travers un milieu. Pour tester cette hypothèse, les chercheurs ont utilisé l’effet Kerr, afin de sonder le degré d’excitation atomique causé par un photon individuel. L’effet Kerr est un phénomène au cours duquel presque toutes les substances transparentes isotropes soumises à un champ électrique subissent une variation de leurs propriétés optiques et présentent le phénomène de la biréfraction (un rayon lumineux présentant deux indices de réfraction différents).
Pour leur expérience, les experts ont diffusé les photons à travers un nuage contenant des dizaines de milliers d’atomes de rubidium ultra-froids (proches du zéro absolu). Cette température permet de les rendre sensibles aux effets quantiques et de contrôler leurs états quantiques avec précision à l’aide d’un système laser et d’un champ électromagnétique.
Plus exactement, les chercheurs ont diffusé deux faisceaux laser à travers le nuage d’atomes, chacun dirigé vers un détecteur spécifique. Le premier transportait les photons réfléchis ou absorbés par les atomes, tandis que le second faisait office de sonde. Le faisceau sonde n’est pas absorbé, mais sert plutôt d’outil de suivi pour les changements d’état quantiques qui se produisent lorsqu’un atome absorbe un photon du premier faisceau. Ce suivi permet de déterminer avec précision le temps de retard de groupe de chaque photon.
L’équipe a été surprise de découvrir que certains photons présentaient effectivement un temps de retard de groupe négatif. « Nos résultats, sur une gamme de durées d’impulsion et de profondeurs optiques, sont cohérents avec la prédiction théorique récente selon laquelle le temps moyen d’excitation atomique causé par un photon transmis est égal au délai de groupe subi par la lumière », expliquent-ils.
Pour confirmer ces observations, ils ont passé près de deux ans à améliorer leur protocole et collecter en continu des données de propagation de photons pendant plusieurs semaines. En effet, pour les objets quantiques, les données sont particulièrement fragiles, car la moindre mesure est susceptible de modifier leur comportement quantique. Afin de surmonter ce problème, les chercheurs ont donc effectué très peu de mesures étalées sur 15 heures pour un seul point de données. Ils ont alors découlé sur d’autres photons à temps de retard négatif.
Bien que contre-intuitif, cet étrange phénomène concorderait avec les lois de la mécanique quantique, où les photons peuvent présenter simultanément plusieurs états possibles, y compris un temps de retard de groupe négatif. Il est en outre important de noter que ce phénomène ne viole pas la loi de causalité, ni la relativité d’Einstein, car les photons ne sont pas utilisés pour véhiculer des informations, selon les experts.
Toutefois, les experts commentant la recherche estiment que les résultats sont tout de même à considérer avec prudence, car le temps passé par les photons dans le nuage atomique a été mesuré de manière indirecte. Ils suggèrent d’ailleurs d’explorer plus avant l’étude en effectuant des mesures directes. Néanmoins, l’expérience permettrait déjà d’améliorer notre compréhension de la physique complexe régissant l’interaction de la lumière avec la matière.
Source : arXiv