En 2015, une équipe de chercheurs a filmé des pieuvres se jetant des coquillages, des algues et autres matériaux du fond marin. À l’époque, il était impossible de déterminer avec certitude si ces lancers d’objets vers les congénères étaient accidentels ou intentionnels. Il arrive en effet que ces animaux jettent des restes de repas ou lancent diverses matières lorsqu’ils creusent leur tanière. Mais une nouvelle étude, reposant sur d’autres séquences vidéos, confirme que les pieuvres peuvent viser leurs congénères délibérément, ce qui traduit une dynamique sociale avancée.
Ce type de comportement a déjà été observé chez certains animaux sauvages ; à titre d’exemple, une étude publiée au mois de juin dans la revue Arctic, rapporte que les ours polaires utilisent parfois des blocs de glace ou de pierre pour tuer des morses lorsqu’ils chassent. Toutefois, très peu d’animaux ciblent les membres de leur propre espèce via ce type d’attaque ; la plupart ne visent que des proies ou de la nourriture enfermée. « Le lancement d’objets sur d’autres membres de la même population est particulièrement rare », confirme Peter Godfrey-Smith, philosophe de la biologie à l’Université de Sydney.
Mais les images parlent d’elles-mêmes : un examen attentif des séquences vidéos a révélé plusieurs différences entre les lancers utilisés pour le nettoyage des tanières et ceux dirigés vers d’autres pieuvres. Ces derniers étaient notamment plus vigoureux, dirigés différemment, et utilisaient plus souvent du limon que des coquillages ou des algues. Les scientifiques ont également remarqué que dans la plupart des cas, cette technique est utilisée par les pieuvres femelles envers les mâles un peu trop insistants.
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Des tirs orientés différemment et plus vigoureux
Les images ont été tournées dans la baie de Jervis, sur la côte sud de la Nouvelle-Galles du Sud ; la zone, parfois surnommée « octopolis », est connue pour abriter un grand nombre de pieuvres communes (Octopus tetricus), qui apprécient particulièrement son sol sableux propice à la construction des tanières. Peter Godfrey-Smith et ses collègues ont ainsi pu filmer le quotidien de plusieurs individus, y compris ces surprenants lancers de matière.
Les pieuvres attrapent du limon, des algues ou des coquillages avec leurs tentacules, puis inclinent leur siphon — utilisé normalement pour la propulsion — et expulsent un jet d’eau de manière à propulser les matériaux ramassés à plusieurs longueurs de corps de l’animal. Les pieuvres entretiennent fréquemment leurs habitats par jets d’eau, repoussant le sable, les gravats et certains intrus au passage, comme des poissons. Mais selon les spécialistes, ces jets touchent trop souvent d’autres pieuvres pour que cela ne soit que des dommages collatéraux.
Dans tous les cas non humains, il est difficile de montrer un ciblage délibéré. L’exemple le plus frappant, qui a fini par convaincre Godfrey-Smith, concerne le cas d’une femelle qui a été observée en train de jeter du limon une dizaine de fois sur un mâle d’une tanière voisine qui tentait de s’accoupler avec elle. Plus surprenant encore : le mâle a parfois tenté d’esquiver ces attaques (souvent en vain) et est même parvenu à anticiper à deux reprises les lancers de la femelle (en se baissant avant qu’elle ne lui envoie du limon). À une autre occasion, les chercheurs ont observé une pieuvre lancer des matériaux vers une autre, non pas à l’aide de son siphon, mais comme un frisbee !
En analysant les images en détail, les chercheurs se sont aperçus que les lancers utilisés lors de la construction et l’entretien d’une tanière étaient presque toujours tirés entre les deux tentacules avant. Cependant, lorsque les tirs visent leurs congénères, les pieuvres dirigent parfois le lancer entre les premier et deuxième tentacules, à gauche ou à droite, ce qui suggère une sorte de ciblage selon Godfrey-Smith. Ces observations sont disponibles dans un article de préimpression, non validé par les pairs.
Un comportement favorisé par la proximité des individus
Plus de la moitié de tous les lancers ont eu lieu dans un contexte qui était au moins en partie social (sinon mixte, combinant le nettoyage de l’habitat et l’aspect social). Par ailleurs, les matériaux jetés différaient selon les contextes : dans les contextes sociaux, les pieuvres jetaient du limon significativement plus souvent que dans d’autres contextes, alors qu’elles jetaient plutôt des coquillages lorsqu’elles entretenaient leurs tanières. La vigueur des lancers différait également selon les contextes : la plupart du temps, ils étaient relativement faibles ; mais dans les contextes sociaux, près d’un tiers des lancers étaient considérés comme très vigoureux.
Le lancer semble être utilisé comme une forme d’attaque — ou plutôt de défense, lorsqu’il s’agit de repousser les avances d’un mâle. Toutefois, l’équipe n’a pu observer aucune forme de riposte de la part des pieuvres ciblées.
À noter que certains lancers se produisant après des interactions sociales en apparence « intenses » ne sont pas dirigés vers une autre pieuvre, mais vers un espace vide, suggérant que ces animaux pourraient exprimer leur frustration — à la manière d’un enfant qui jette ses jouets. Par exemple, il est arrivé qu’un mâle rejeté par une femelle ait lancé une coquille dans une direction aléatoire, puis ait changé de couleur (or, des travaux antérieurs menés sur ce site ont montré que les couleurs plus foncées sont associées à des comportements plus agressifs).
La raison pour laquelle les pieuvres ont développé ce comportement pourrait être liée au surpeuplement de la baie de Jervis : les animaux y sont si nombreux que chaque individu ne dispose que d’un mètre carré environ, et sont très proches les uns des autres — des conditions de vie difficiles pour des animaux largement asociaux et plutôt solitaires. Les chercheurs ont d’ailleurs pu constater qu’en dehors des jets de matière, les « combats » de pieuvres ne sont pas rares. Mais les animaux apprécient ce lieu particulièrement propice à la nidification et riche en pétoncles, leur aliment favori. De ce fait, ils semblent tolérer la présence de leurs congénères… jusqu’à une certaine limite !