Les humains consomment des médicaments. Mais ces substances, éliminées par voie naturelle ou bien jetées en dehors de la filière de tri, se retrouvent ensuite inévitablement dans la nature et surtout dans l’eau. Antibiotiques, anti-inflammatoires, antidépresseurs et anti-épileptiques se retrouvent ainsi à petites doses dans les rivières. Mais le phénomène concerne également les drogues illicites, à tel point que les poissons sauvages auraient développé une addiction à ces substances.
L’usage de drogues illicites est un problème de santé mondial croissant. Mais au-delà du coût sociétal de ces addictions, les conséquences de la consommation de drogues sur l’environnement — en particulier sur les écosystèmes aquatiques — sont généralement peu considérées. Or, les usines de traitement des eaux usées ne sont pas conçues pour éliminer ces substances. Par conséquent, elles se répandent dans les cours d’eau et il est désormais avéré qu’à mesure que les niveaux de drogues augmentent, les poissons d’eau douce développent une forme de dépendance.
Les experts pointent du doigt la méthamphétamine, considérée comme l’une des menaces mondiales les plus importantes pour la santé. « Là où se trouvent les consommateurs de méthamphétamine, il y a aussi une pollution à la méthamphétamine », résume Pavel Horký de l’Université tchèque des sciences de la vie. Son équipe et lui ont constaté que cette drogue modifiait le comportement de la truite commune (Salmo trutta) de façon notable.
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Quand la drogue éclipse les besoins naturels
La méthamphétamine pollue les rivières du monde entier, avec des niveaux de concentration compris entre quelques nanogrammes et des dizaines de microgrammes par litre d’eau, selon les résultats d’études publiées dans les revues Chemosphere et Water. En République tchèque, les concentrations de méthamphétamine ont été mesurées à des centaines de nanogrammes par litre. Face à ce constat, Horký et ses collègues ont souhaité évaluer l’impact de cette drogue sur les poissons d’eau douce, dans le but de déterminer si ces animaux pouvaient développer ou non une addiction. « La question de savoir si les drogues illicites modifient le comportement des poissons à des niveaux de plus en plus observés dans les masses d’eau de surface n’était pas claire », explique Horký.
Ils se sont donc livrés à l’expérience suivante : ils ont réparti 120 truites fario d’élevage dans deux réservoirs de 350 litres ; l’un des réservoirs contenait des concentrations de méthamphétamine correspondant à celles mesurées dans les cours d’eau sauvages (soit 1 μg/L), tandis que l’autre était exempt de toute contamination et servait de groupe témoin. Au bout de huit semaines, les poissons ont été extraits du premier réservoir pour vérifier s’ils souffraient du sevrage.
Pour ce faire, les chercheurs ont sélectionné des poissons au hasard dans les deux groupes, puis les ont introduit pendant dix jours dans un autre réservoir, conçu de telles façon à ce que les poissons pouvaient choisir entre évoluer dans une eau contenant des traces de méthamphétamine ou dans une eau « propre ». L’équipe a alors pu constater qu’au cours des quatre premiers jours de sevrage, les poissons précédemment exposés à la drogue avaient tendance à préférer rester dans l’eau contaminée ; ce que les chercheurs ont interprété comme un signe de dépendance. Les poissons du groupe témoin, en revanche, n’ont montré aucune préférence significative.
Par ailleurs, les scientifiques ont remarqué que les poissons « drogués » affichaient des niveaux élevés de méthamphétamine dans leur tissu cérébral et ce, jusqu’à dix jours après leur retrait du bassin contaminé. De plus, ils adoptaient un comportement plus sédentaire, voire apathique. Or, cette baisse d’activité pourrait véritablement nuire à la survie et à la reproduction de l’espèce : « Les envies de récompenses médicamenteuses des poissons pourraient éclipser les récompenses naturelles, telles que la recherche de nourriture ou l’accouplement. Une telle contamination pourrait changer le fonctionnement d’écosystèmes entiers », souligne Horký.
Une toxicomanie qui pourrait perturber le cycle migratoire des poissons
Ce manque d’activité suggère que les poissons étaient stressés en raison du retrait de la méthamphétamine ; une étude de Gabriel Bossé, chercheur à l’Université de l’Utah, publiée en 2017, rapportait un comportement similaire chez le poisson zèbre souffrant du sevrage des opioïdes.
Ainsi, il semble que même de faibles niveaux de drogues illicites dans nos cours d’eau peuvent affecter les animaux qui y résident. Horký craint également que la toxicomanie ne pousse les poissons à se rassembler près des zones de décharge des usines de traitement de l’eau, à la recherche de leur précieuse substance, ce qui perturberait leur rythme naturel de vie, y compris leurs schémas migratoires. « Le déclenchement de la toxicomanie chez les poissons sauvages pourrait représenter un autre exemple de pression inattendue sur les espèces vivant en milieu urbain », suggère-t-il.
Gabriel Bossé, qui n’a pas participé à cette nouvelle étude, tient cependant à nuancer ces conclusions. Selon lui, si les poissons affichent effectivement une nette préférence pour l’eau contaminée, on ne peut pas réellement parler « d’addiction » en tant que telle. « Il semble que la préférence pour la méthamphétamine s’estompe au bout de quelques jours seulement, alors que si le poisson était vraiment accro, cette préférence persisterait sur une plus longue période », explique-t-il.
Ainsi, il estime que d’autres recherches devraient être menées pour vérifier si le comportement de recherche de drogue se fait plus persistant, puis pour évaluer le niveau de cortisol (l’hormone du stress) des animaux. Cet expert, qui utilise le poisson zèbre comme modèle pour étudier les troubles cérébraux complexes, confirme néanmoins que la méthamphétamine agit dangereusement sur le comportement des truites et que ses effets peuvent entraver les capacités innées de ces animaux (recherche de nourriture, reproduction et évitement des prédateurs).
Enfin, il est aussi question de savoir comment la méthamphétamine se mélange avec les autres contaminants de l’eau et comment toutes ces substances perturbent collectivement le comportement des poissons : « Il existe de nombreux contaminants préoccupants, non seulement des drogues illicites, mais aussi des médicaments sur ordonnance standard, comme les antidépresseurs », souligne Horký.