Nous avons tous déjà été en retard à des rendez-vous professionnels, privés, médicaux, ou toute autre occasion. Cette situation est très inconfortable et nous tentons, de manière souvent maladroite, de nous justifier avec des excuses plus ou moins tangibles. Le retard chronique ne hiérarchise pas l’urgence des situations : si nous avons tendance à être souvent en retard, nous le sommes pour tous les types de contextes. Mais pourquoi certaines personnes semblent cultiver l’art d’être systématiquement en retard ? Est-ce une sorte de bizarrerie attachante, ou un réel trouble psychologique ? Les retardataires chroniques sont-ils condamnés à ne jamais être à l’heure, malgré la meilleure volonté du monde ?
Tout le monde peut être en retard de temps en temps, bien sûr, des événements imprévus en étant souvent la cause. On accepte volontiers ces explications et compatissons souvent avec celui qui s’excuse de son retard. Mais qu’en est-il des personnes qui, à presque chaque occasion, ne sont pas à l’heure ? Il est alors plus difficile, pour tout un chacun, de comprendre et d’accepter les excuses qui semblent bien peu convaincantes. Il est très difficile pour des personnes ponctuelles ou très rarement en retard de concevoir, de manière non péjorative, une personne en retard, la percevant parfois comme inconséquente ou frivole, ou à l’inverse, comme étant égoïste, voire se considérant supérieure (considérant du moins son temps comme plus précieux).
Certes, il existe des différences culturelles concernant le temps et l’importance donnée au retard, mais nous nous intéressons ici au cas général de la répétition systématique du retard. Depuis des décennies, cette question taraude les psychologues : que cache ce retard fréquent ? Plusieurs pistes ont été avancées, dont certaines pourraient ouvrir les portes vers une « guérison » de ce fardeau comportemental.
Le retard, volonté inconsciente ou trait de personnalité ?
La première explication serait à chercher du côté de la psychanalyse. Le retard chronique pourrait prendre naissance dans la tendre enfance. Les chercheurs freudiens citent notamment les tendances névrotiques autodestructrices ou un défaut dans les premiers stades de développement parmi les causes potentielles. Par exemple, une personne ayant eu un parent constamment en retard et minimisant ce fait, pourrait reproduire presque inconsciemment ce schéma, comme pour rester loyal à ce parent. Effectivement, selon les psychologues, il existe plusieurs façons de répondre au modèle familial : la répétition, l’évitement ou la compensation. On peut également citer une personne qui s’auto-sabote : ayant peur inconsciemment de la réussite professionnelle et/ou des responsabilités associées, elle sera systématiquement en retard à des rendez-vous professionnels.
Pour d’autres, la raison serait plutôt à chercher dans l’appréciation personnelle qu’ils ont d’eux-mêmes. Ne se considérant pas importants, peu sûrs d’eux, être à l’heure n’est pas important et les conforterait dans leur perception négative d’eux-mêmes.
D’autre part, le perfectionnisme pourrait expliquer certains « types » de retards, notamment en matière de délais. Les psychologues suggèrent que le perfectionnisme est une forme d’anxiété à ne pas être parfait ou de produire un travail imparfait et donc de décevoir. Cette anxiété se manifeste comme une peur, mais plutôt que de la surmonter, certains l’utilisent comme excuse. Sans compter que l’angoisse des perfectionnistes les oblige également à revoir leur travail « une dernière fois » à plusieurs reprises. Un cercle qui ne semble pas avoir d’issue. De surcroît, les perfectionnistes peuvent accumuler du retard en voulant optimiser leur temps. Au lieu de partir en avance pour un rendez-vous, le temps qu’il leur reste est employé à une nouvelle tâche, par peur de l’inactivité ou pour se sentir plus utile.
Enfin, en prenant le contre-pied de toutes les raisons évoquées précédemment, il se peut que les retardataires apprécient simplement l’attention qu’ils obtiennent, une manière de tester l’autre et la force de son affection, s’assurant inconsciemment les sentiments de l’autre malgré ses erreurs. Du reste, les inconditionnels du retard peuvent juste être indifférents aux conséquences induites par leur retard sur les autres, symptôme d’un égocentrisme plus général.
Quelle que soit la raison inconsciente, les psychanalystes s’accordent tous à dire qu’une fois la raison mise en évidence et comprise, il serait plus aisé de remédier à ces situations inconfortables. Effectivement, la personne en retard se sent malgré tout « honteuse » de cet écart de comportement face à une société prônant la ponctualité.
Le retard, un trouble psychologique en partie lié à la perception du temps
Plus qu’une simple manie, le retard pourrait être un trouble systématique lié à la perception du temps. L’horloge interne serait désynchronisée par rapport à celle du reste du monde…
En 2001, Jeff Conte, professeur de psychologie à l’Université d’État de San Diego, a classé les personnes en deux types principaux : type A, les personnes compétitives, ambitieuses ; type B, les personnes réfléchies, créatives. La différence de personnalité entraîne littéralement une différence de perspective ; les deux personnalités perçoivent la réalité de manière légèrement différente. Les personnes de type B souffrent du biais d’optimisme : ils sous-estiment la difficulté d’une tâche ; tandis que les personnes de type A souffrent du biais de pessimisme : ils surestiment la difficulté d’une tâche. Jeff Conte leur a alors demandé d’estimer l’écoulement d’une minute. Les personnes de type A ont estimé qu’une minute s’était écoulée alors que le chronomètre avait mesuré 58 secondes. Les participants de type B ont estimé qu’une minute s’était écoulée après 77 secondes. Conclusion de l’étude : les retardataires chroniques sous-estiment le temps qu’il faut pour exécuter la tâche de près de 40%, selon les recherches. Éternels optimistes, ils prévoient beaucoup trop d’activités en un laps de temps bien trop court.
Selon une autre étude des psychologues de l’Université de Washington Emily Waldun et Mark McDaniel (2016), le retard chronique peut provenir, au moins en partie, de ce que l’on appelle la mémoire prospective basée sur le temps (TBPM). Pour tester l’effet de la TBPM, les chercheurs donnent aux participants un certain temps pour accomplir une tâche, les obligeant à se rythmer pour qu’ils le fassent réellement. Les participants ont la possibilité de vérifier l’horloge avant que le temps disponible ne soit écoulé. De manière étonnante, très peu de participants le font, les expériences sont conçues de telle sorte qu’il est facile d’oublier le profit de cette stratégie, étant bien trop occupés par la tâche à accomplir.
C’est exactement ce qu’il se passe quand vous êtes absorbés dans une tâche, comme lire vos nombreuses notifications de réseaux sociaux, alors même que vous devriez vous apprêter à partir. Résultat : les 5 minutes que vous pensez avoir passé sur votre smartphone sont en fait 20 minutes, et vous voilà en retard.
En 2003, Jeff Conte liait un autre trait de personnalité à ce retard chronique, découlant du précédent. Les éternels retardataires sont plus susceptibles d’être multitâches. Dans son étude, il a révélé que sur 181 opérateurs de métro à New York, ceux qui préféraient le multitâche — ou la polychronicité — étaient plus souvent en retard à leur travail. En effet, le multitâche rend plus difficile la métacognition ou la prise de conscience des tâches en cours. On rejoint la même problématique que les personnes trop optimistes en leur capacité d’effectuer plusieurs tâches en un temps donné.
Dernière hypothèse : le retard pourrait être dû à une phobie d’être trop en avance. Cette peur d’attendre institue le retard en alternative. Illustration parlante de toute l’ambivalence de la psychologie humaine.
Finalement, le retard chronique peut être le symptôme d’un trouble bien plus profond, comme l’hyperactivité et le trouble de l’attention (TDAH). C’est ce qui a conduit, en 2013, les médecins de l’hôpital Ninewells de Dundee, dans le nord-est de l’Écosse, à diagnostiquer Jim Dunbar, un Écossais de 57 ans, « atteint de la maladie du retard chronique ». Les médecins expliquent que cette « maladie » mettrait en cause la même partie du cerveau responsable du déficit de l’attention et de l’hyperactivité. L’homme qui « est absolument incapable d’arriver à l’heure » ne peut donc être tenu responsable de ses retards. Cité par The Scotsman.com, Andrea Bilbow du National Attention Deficit Disorder Information and Support Service, explique : « Le retard chronique est une conséquence, non un symptôme, d’une maladie sous-jacente, peut-être un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité ou un déficit fonctionnel. Ces troubles peuvent affecter la gestion du temps d’une personne. Elle ne peut organiser son temps, ou peut avoir des difficultés à comprendre le passage du temps, ou même ne le sent pas du tout ». Il faut néanmoins préciser que ce genre de diagnostic ne fait pas du tout l’unanimité dans le monde médical, dans la mesure où aucun autre trouble mental n’a pu être identifié chez Jim Dunbar, et que le retard chronique ne figure pas dans les manuels officiels faisant référence aux troubles mentaux.
Vouloir être à l’heure, de manière consciente, serait la solution au retard
Certains scientifiques tentent de mettre au point des stratégies pouvant lentement améliorer la ponctualité. Ainsi, pour les personnes sous-estimant constamment la difficulté des tâches et le temps à leur consacrer, décomposer une activité en étapes très détaillées peut les aider à mieux évaluer la plage horaire nécessaire.
Une étude de 2012 a également révélé que demander aux gens d’imaginer mentalement une tâche avant de la faire peut les aider à être plus réalistes quant à sa durée, rapporte le Wall Street Journal. Les retardataires doivent aussi réaliser qu’ils ne peuvent pas être à deux endroits à la fois et essayer de planifier moins de choses, plus éloignées l’une de l’autre. Organiser et planifier peut être un moyen de limiter son retard, en programmant des alarmes pour chaque changement d’activité.
En définitive, il faut éviter de remettre à plus tard ce que nous pouvons faire tout de suite, même si nous sommes réticents à arrêter une activité qui nous plait, pour laquelle nous nous impliquons avec trop de perfectionnisme.
Prendre conscience des raisons des retards (trop d’optimisme, trop de procrastination, trop de perfectionnisme), et exprimer de manière consciente la volonté de changer ses habitudes, est une condition sine qua non, selon les spécialistes, pour réellement s’améliorer.
Quand être en retard est bénéfique pour la santé
Qu’il soit le fruit de l’inconscient, du manque d’organisation, de la procrastination ou simplement le fait de la personnalité, le retard est, pour la plupart des personnes qui le subissent, très peu apprécié. Les individus ponctuels ont une vision très péjorative des retardataires.
Cependant, le retard ne serait pas si négatif, du moins pour la santé mentale (mais pas celle du patron cependant…), si nous le considérons comme étant constitutif de la personnalité. Des chercheurs de l’École Médicale de Harvard se sont penchés sur la question. Ils ont découvert que non seulement les personnes en retard vivent plus heureuses, mais aussi plus longtemps. Sachant que le stress a un impact négatif sur la santé, les personnes en retard seraient « moins sujettes à la pression, moins concernées par les dates butoirs et beaucoup plus détendues ». Et ce constat s’explique aussi physiquement : « leur pression artérielle est plus basse, elles présentent beaucoup moins de risque d’attaque cardiaque et donc une meilleure santé cardiovasculaire ». Leur taux de dépression serait aussi moins élevé, ce qui contribuerait à une vie plus longue. Car ces personnes seraient, comme mentionné précédemment, d’éternels optimistes. Les chercheurs précisent : « Les recherches nous montrent qu’une attitude optimiste dès le début de la vie peut prédire une meilleure santé et un taux de mortalité plus faible ». Le retard est donc bien plus complexe qu’une simple histoire d’horaire.
Finalement, est-on réellement en retard ?
Comme nous l’avons brièvement mentionné précédemment, les personnes d’origines culturelles diverses voient, derrière les mots « arriver en retard », des réalités bien différentes. En France et au nord de l’Italie, avoir six à sept minutes de retard, c’est encore être fondamentalement à l’heure, contrairement à des pays ayant une conception rigoureuse de la gestion du temps, comme en Allemagne, en Suisse, en Scandinavie, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Dans des cultures avec une conception souple du temps, comme au Moyen-Orient, en Afrique, en Inde ou en Amérique du Sud, le temps acquiert une élasticité complètement différente. Le fonctionnement de la société (surpopulation, circulation intense, etc.) fait qu’il n’y a guère de différence entre 9h15 et 9h45.
L’anthropologue américain Edward T. Hall a été l’un des premiers chercheurs à étudier la manière dont les sociétés diffèrent dans leur rapport au temps. Il distingue les cultures « monochrones » des cultures « polychrones ». Pour les premières, le temps est considéré comme une réalité tangible. Il explique : « On le dit gagné, passé, gaspillé, perdu, rattrapé, long, ou encore on le tue, ou il passe. Et il faut prendre ces métaphores au sérieux. La gestion monochrone est utilisée comme système de classification qui crée de l’ordre dans la vie. Ces règles s’appliquent à tout, sauf à la naissance et à la mort ».
Inversement, les cultures polychrones ont un rapport souple au temps, à l’implication individuelle et à la finalisation des transactions. Edward T. Hall écrit : « Les rendez-vous n’ont pas de caractère sérieux et, par conséquent, on les néglige ou on les annule souvent […], car il est plus probable qu’on considère le temps comme un point que comme un ruban ou une route ».
La gestion du temps est donc profondément influencée par des facteurs historiques qui modèlent la façon dont nous vivons, travaillons, pensons et interagissons avec les autres. Un retardataire chronique en France sera peut-être considéré comme une personne ponctuelle dans d’autres cultures. Néanmoins, à travers la littérature scientifique, il apparait que le retard n’est pas une fatalité. Accepter notre type de personnalité, prendre conscience des réelles raisons sous-jacentes à notre comportement, est la première marche vers une future ponctualité.