Une équipe internationale de chercheurs affirme, après avoir passé en revue d’anciennes données issues d’accélérateurs de particules, avoir identifié des preuves d’un mystérieux processus subatomique proposé par le physicien russe Lev Landau dans les années 1950, mais qui n’a jamais été prouvé jusqu’à présent : la singularité triangulaire.
Dans les années 1950, le physicien Lev Landau a émis l’hypothèse de l’existence de la singularité triangulaire, un processus subatomique rare dans lequel les particules échangent leur identité avant de s’éloigner les unes des autres. Dans ce scénario, deux particules — appelées kaons — forment les deux coins du triangle, tandis que les particules qu’elles échangent forment le troisième point du triangle.
« Les particules concernées ont échangé des quarks et changé d’identité au cours du processus », déclare dans un communiqué Bernhard Ketzer, co-auteur de l’étude, publiée dans la revue Physical Review Letters, et membre de l’Institut Helmholtz de physique nucléaire et des rayonnements de l’université de Bonn.
On l’appelle une singularité parce que les méthodes mathématiques permettant de décrire les interactions entre les particules subatomiques s’effondrent. Si cet échange d’identité de particules s’est réellement produit, il pourrait aider les physiciens à comprendre l’interaction forte (ou force forte), qui lie les quarks au sein des nucléons (noyaux atomiques).
Singularité triangulaire : la clé pour la compréhension de l’interaction forte ?
En 2015, des physiciens étudiant les collisions de particules au CERN, en Suisse, pensaient avoir eu un bref aperçu d’un ensemble de particules exotiques de courte durée appelé tétraquark. Mais la nouvelle étude propose une interprétation différente — quelque chose d’encore plus étrange. Au lieu de former un nouveau groupe, une paire de particules a échangé son identité avant de disparaître. Cet échange d’identité est connu sous le nom de singularité triangulaire, et cette expérience pourrait avoir fourni de manière inattendue la première preuve de ce processus.
L’expérience COMPASS (Common Muon and Proton Apparatus for Structure and Spectroscopy) du CERN étudie l’interaction forte. Si la force a une fonction très simple (maintenir les protons et les neutrons ensemble), la force elle-même est d’une complexité vertigineuse, et les physiciens ont eu du mal à décrire complètement son comportement dans toutes les interactions. Pour comprendre l’interaction forte, les scientifiques de COMPASS font entrer en collision des particules à très haute énergie dans un accélérateur appelé Super Proton Synchrotron. Puis ils observent ce qui se passe.
Ils commencent par un pion (ou « méson pi »), composé de deux éléments fondamentaux, un quark et un antiquark. La force forte maintient le quark et l’antiquark collés ensemble à l’intérieur du pion. Contrairement aux autres forces fondamentales de la nature, qui s’affaiblissent avec la distance, l’interaction forte se renforce à mesure que les quarks s’éloignent les uns des autres (imaginez les quarks d’un pion attachés par un élastique).
Ensuite, les scientifiques accélèrent ce pion à une vitesse proche de celle de la lumière et le font entrer en collision avec un atome d’hydrogène. Cette collision brise le lien de force entre les quarks, libérant ainsi toute l’énergie accumulée. « Celle-ci est convertie en matière, ce qui crée de nouvelles particules », explique Ketzer. « Des expériences comme celles-ci nous fournissent donc des informations importantes sur l’interaction forte ».
Un signal confondu avec celui du tétraquark
En 2015, l’expérience COMPASS a analysé un nombre record de 50 millions de collisions de ce type et a trouvé un signal intriguant. À la suite de ces collisions, dans moins de 1% des cas, une nouvelle particule est apparue. Ils ont baptisé cette particule « a1 (1420) » et ont d’abord pensé qu’il s’agissait d’un nouveau groupement de quatre quarks — un tétraquark. Cependant, ce tétraquark était instable et s’est désintégré en d’autres éléments.
Les quarks se présentent normalement par groupes de trois (qui constituent les protons et les neutrons) ou par paires (comme les pions). Un groupe de quatre quarks était en effet une découverte rare. Mais la nouvelle analyse propose une interprétation encore plus étrange. Au lieu de créer brièvement un nouveau tétraquark, toutes ces collisions de pions ont produit quelque chose d’inattendu : la mystérieuse singularité triangulaire.
Selon les chercheurs à l’origine de cette nouvelle analyse, le pion s’écrase sur l’atome d’hydrogène et se brise, toute l’énergie de la force forte produisant un flot de nouvelles particules. Certaines de ces particules sont des kaons, qui sont une autre sorte de paire quark-antiquark. Très rarement, lorsque deux kaons sont produits, ils commencent à prendre des chemins différents.
Ces kaons finiront par se désintégrer en d’autres particules plus stables. Mais avant cela, ils échangent l’un de leurs quarks avec l’autre, se transformant par la même occasion. C’est ce bref échange de quarks entre les deux kaons qui imite le signal d’un tétraquark. « Les particules impliquées ont échangé des quarks et changé d’identité au cours du processus », déclare Ketzer, qui est également membre du projet de recherche transdisciplinaire « Building Blocks of Matter and Fundamental Interactions » (TRA Matter). « Le signal résultant ressemble alors exactement à celui d’un tétraquark ».
Si vous tracez les trajectoires des particules individuelles après la collision initiale, la paire de kaons forme deux « jambes », et les particules échangées en forment une troisième entre elles, ce qui fait apparaître un triangle dans le diagramme, d’où le nom de ce processus.
Bien que les physiciens aient prédit l’existence des singularités triangulaires depuis plus d’un demi-siècle, cette expérience est la plus proche d’une première observation. Mais ce n’est pas encore gagné. Le nouveau modèle du processus impliquant des singularités triangulaires comporte moins de paramètres que le modèle des tétraquarks et correspond mieux aux données. Mais il n’est pas concluant, puisque le modèle original du tétraquark pourrait encore expliquer ces données.
Il s’agit néanmoins d’une idée intrigante. Si elle se confirme, elle constituera une puissante sonde de l’interaction nucléaire forte, car l’apparition de singularités triangulaires est une prédiction de notre compréhension de cette force, qui n’a pas encore été pleinement examinée.
Les protons, neutrons, pions et autres particules (appelées hadrons) ont une masse. Ils l’obtiennent grâce au mécanisme dit de Higgs, mais évidemment pas exclusivement : un proton a une masse environ 20 fois supérieure à celle qui peut être expliquée par le seul mécanisme de Higgs. « La part beaucoup plus importante de la masse des hadrons est due à l’interaction forte », explique Ketzer. « Cependant, la manière exacte dont les masses des hadrons se forment n’est pas encore claire. Nos données nous aident à mieux comprendre les propriétés de l’interaction forte, et peut-être les façons dont elle contribue à la masse des particules ».