Les physiciens du CERN produisent et stockent de l’antimatière depuis plusieurs années déjà. Déplacer celle-ci s’avère toutefois être un challenge d’une difficulté autrement supérieure. Pourtant, d’ici 2022, pour les besoins d’une expérience aux résultats extrêmement importants, les physiciens prévoient de relever ce défi en transportant 1 milliard d’antiprotons sur plusieurs centaines de mètres.
L’antimatière est classiquement instable, mais les scientifiques savent aujourd’hui si bien la stocker qu’ils ont la possibilité de la produire et la maîtriser suffisamment longtemps pour l’utiliser comme objet d’étude. Dans le cadre d’un projet débuté en janvier, les physiciens du CERN devront transporter une grande quantité d’antimatière sur un autre site afin d’étudier certains noyaux radioactifs très rares. Ces travaux permettront de mieux comprendre les mécanismes fondamentaux à l’oeuvre dans le noyau atomique et d’en apprendre plus sur la composition interne des étoiles à neutrons.
À ce sujet, Alexandre Obertelli, physicien à la Technical University of Darmstadt en Allemagne, explique que « l’antimatière a longtemps été étudiée pour ses propriétés, mais maintenant que nous la connaissons assez bien, nous pouvons commencer à l’utiliser comme moyen de tester la matière ». Ces expériences seront menées dans le cadre du projet PUMA (antiProton Unstable Matter Annihilation), au CERN.
Au sein de l’accélérateur de particules suisse, l’antimatière est produite lorsque des faisceaux de protons relativistes heurtent une cible en métal. Les antiprotons sont ensuite refroidis et placés dans une structure sous vide, à l’intérieur de laquelle ils sont maintenus par des champs électriques et magnétiques. Un tel dispositif est appelé « piège de Penning« . Les chercheurs prévoient de réduire la taille de ces pièges dans le but de transporter les antiprotons sur quelques centaines de mètres, afin de rejoindre le site d’une autre expérience : ISOLDE (Isotope mass Separator On-Line facility).
ISOLDE permet de créer de rares noyaux atomiques radioactifs qui, contrairement à l’antimatière, se désintègrent bien trop rapidement pour être déplacés ailleurs. Par exemple, le lithium-11 possède une demi-vie de 8.6 millisecondes. « C’est pratiquement de la science-fiction de conduire un camion rempli d’antimatière. C’est une idée géniale » confie Charles Horowitz, physicien nucléaire à l’Indiana University Bloomington.
La collaboration entre PUMA et ISOLDE permettra d’étudier certaines caractéristiques « exotiques » des isotopes radioactifs. À l’inverse des noyaux atomiques où protons et neutrons sont présents en quantités identiques, les noyaux des radio-isotopes contiennent des neutrons surnuméraires. Ceux-ci constituent une sorte de « peau neutronique », s’organisant sous forme de halo diffus autour du noyau.
Les antiprotons s’annihilant à la fois avec les protons et les neutrons, en mesurant l’occurrence de ces différentes annihilations les scientifiques pourront ainsi déterminer la densité du halo neutronique. Et puisque l’annihilation est extrêmement rapide, les mesures pourront même être effectuées sur les noyaux les plus instables.
L’étude de la structure nucléique des radio-isotopes est primordiale pour mieux comprendre la dynamique interne des étoiles à neutrons ainsi que la façon dont se forment les éléments lourds. Bien que la composition du cœur de ces objets ultra-denses demeure une énigme pour les scientifiques, les noyaux radioactifs qui le constituent agissent très certainement de la même manière que ceux étudiés en laboratoire. Panagiota Papakonstantinou, physicien nucléaire à l’Institute for Basic Science à Daejeon (Corée du Sud), explique que « l’une des raisons pour laquelle étudier les halos neutroniques est important est que cela permettra de grandement améliorer les observations astrophysiques ».
Obertelli et ses collègues espèrent pouvoir produire et piéger 1 milliard d’antiprotons, soit plus de 100 fois la quantité pouvant être stockée dans tous les accélérateurs actuels. La vraie difficulté, toutefois, résidera dans la nécessité de stocker cette antimatière pendant plusieurs semaines. Jusqu’à aujourd’hui, un tel stockage sur le long-terme n’a été réalisé que pour une douzaine d’antiparticules à la fois. Pour ce faire, les physiciens devront les maintenir à une température de 4°C au-dessus du zéro absolu dans une chambre à vide. « C’est un projet très ambitieux, mais je pense que c’est faisable » affirme Chloé Malbrunot, physicienne au CERN.
Quatre ans seront nécessaires pour développer et tester la technologie permettant de piéger et transporter l’antimatière. Les premières mesures étant prévues pour 2022. Si la mission est un succès, les physiciens pourront transporter les antiparticules sur de plus grandes distances, permettant à d’autres scientifiques d’utiliser celles-ci pour leurs propres recherches. Malbrunot confirme que « dès lors qu’ils auront réussi à produire 1 milliard d’antiprotons et à les stocker pendant plusieurs semaines, alors d’autres expériences seront montées et de nouvelles idées émergeront ».
La question du danger de déplacer une si grande quantité d’antimatière n’a bien sûr pas manqué d’être posée aux chercheurs. Néanmoins, ces derniers se sont montrés plus que rassurants. En effet, même s’il advenait que les antiparticules entrent en contact avec de la matière durant le transport, l’énergie déployée par l’annihilation d’1 milliard d’antiprotons serait à peine suffisante pour faire éclater une pomme. De quoi suivre cette incroyable aventure avec plus de curiosité que de crainte.