Que se passe-t-il chez Boeing ? Décryptage des causes et impacts des récents accidents

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Un Boeing 737 MAX 9 d'Alaska Airlines, dont l'un a subi un arrachage de sa «porte bouchon» en plein vol, le 5 janvier 2024. | Wikimedia Commons
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Alors qu’il était synonyme de qualité et de sécurité dans le domaine de l’aviation depuis plusieurs décennies, Boeing a récemment fait parler de lui suite à de graves incidents récurrents. Dominant le marché depuis les années 1990, les derniers événements risquent d’impacter considérablement l’entreprise et pourraient même radicalement transformer le marché. Cependant, le mystère plane sur les véritables origines de certains des incidents, ce qui ne manque pas de susciter la controverse et la méfiance des usagers. Nous avons interrogé un expert afin de tenter de les décrypter et d’estimer les impacts.

Malgré la récente crise COVID, la demande pour les voyages en avion ne cesse de croître. On estime que le nombre d’appareils dans le monde devrait grimper de 82 % d’ici 2041 pour atteindre 47 100 aéronefs au total (contre 25 900 en 2019). Depuis les années 1990, Boeing et son concurrent européen Airbus dominent le marché de l’aviation intercontinentale. Ensemble, les deux constructeurs produisent plus de 1200 avions commerciaux par an.

Alors que la marque Boeing est un gage de qualité et de sécurité depuis plusieurs décennies, Airbus a surpassé l’entreprise depuis 2019 pour la quantité d’avions construits et livrés. Cela serait en partie dû à la grave série d’incidents qui a touché Boeing depuis 2018. Ceux de cette année ont particulièrement fait polémique, non seulement pour leur gravité et leur récurrence inquiétante, mais également en raison du suicide présumé d’un désormais tristement célèbre lanceur d’alerte. Compte tenu de ces événements, est-il maintenant censé de se méfier du constructeur ?

À noter que bien qu’en pleine crise, Boeing accapare toujours une part importante du marché. Les impacts de ces incidents s’étendront ainsi au transport aérien (commercial) dans son ensemble. « Tous (ces constructeurs) ont un impact sur la sécurité et sur l’image de l’industrie aérienne dans son ensemble », a expliqué dans un courriel à Trust My Science, Doug Drury, professeur et chef du département d’aviation à l’Université centrale du Queensland (en Australie).

 

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Nombre d’avions livrés annuellement par Boeing et Airbus dans le monde. © Statista

Des incidents meurtriers depuis 2018

Introduite en 2017, la série 737 Max de Boeing est impliquée dans plusieurs accidents dramatiques, dont celui du 28 octobre 2018, qui a coûté la vie à toutes les personnes à bord de l’avion. Appartenant à la compagnie indonésienne Lion Air, l’appareil s’est écrasé en mer une dizaine de minutes à peine après son décollage de l’aéroport Soekarno-Hatta à Jakarta. À bord se trouvaient 189 personnes, dont 8 membres d’équipage.

L’année suivante, le 10 mars 2019, un Boeing 737 Max 8 de la compagnie Ethiopian Airlines s’est également écrasé 10 minutes après son décollage de l’aéroport d’Addis-Abeba. Là encore, il n’y a eu aucun survivant parmi les 157 personnes à bord. Il s’agit de l’accident d’avion de ligne le plus meurtrier de l’histoire de la compagnie.

Les deux accidents ont été attribués à une défaillance au niveau des systèmes d’augmentation des caractéristiques de manœuvre, censés faciliter le contrôle des appareils par les pilotes. Suite à ces événements, l’administration fédérale américaine de l’aviation (FAA) a immobilisé tous les Boeing 737 Max, bien « qu’il y avait 400 Max 8 en service à l’époque fonctionnant en toute sécurité », selon Drury. Cela a également mené à la démission de Dennis Muilenburg, PDG de l’entreprise à l’époque, fin 2019.

Ce n’est qu’à la fin de l’année 2020 que les 737 Max ont repris du service. Cependant, les accidents ont repris de plus belle, mais cette fois avec d’autres modèles. En 2021, un Boeing 737-500, appartenant à la compagnie indonésienne Sriwijaya Air, s’est écrasé dans la mer de Java. La chute de 3000 mètres n’a laissé aucun survivant parmi les 62 personnes à bord. Selon les enquêteurs, cet accident aurait été dû à une série de problèmes techniques combinée à une négligence de la part des pilotes. D’autres incidents sont survenus dans les années suivantes.

Les passagers du vol 1282 d’Alaska Airlines victimes d’un crime ?

Parmi les incidents survenus cette année (2024), le plus marquant était celui du 5 janvier, qui a une fois de plus impliqué un Boeing 737 Max (plus précisément un Max 9), exploité par la compagnie Alaska Airlines (le fameux vol 1282). Environ 6 minutes après le décollage, la porte-bouchon (qui sert à boucher une issue et qui n’a pas vocation à être ouverte) s’est soudainement ouverte et s’est détachée du fuselage, alors que l’appareil se trouvait à 5000 mètres d’altitude. Cela a immédiatement déclenché le déploiement des masques à oxygène.

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Image tirée de l’enquête du NTSB sur l’accident du 5 janvier 2024, impliquant le vol 1282 d’Alaska Airlines sur un Boeing 737 Max 9. © NTSB

L’événement est devenu viral, car les passagers, terrifiés, ont filmé la scène à bord et l’ont partagée sur les réseaux sociaux. Bien qu’il n’y ait heureusement pas eu de victimes, l’issue aurait pu être fatale, sans compter que quelques personnes ont tout de même été blessées. « La défaillance de la porte-bouchon d’Alaska Airlines est la plus grave, car les implications en matière de sécurité d’une absence de surveillance lors de l’inspection de la fabrication de cette section auraient pu être désastreuses si l’avion avait été entièrement pressurisé », nous explique Drury en évoquant les récents événements.

Quant aux véritables causes de l’incident, elles font encore actuellement débat. En effet, plusieurs boulons censés bloquer la porte-bouchon étaient manquants, selon l’Agence américaine de sécurité des transports (NTSB). Or, Boeing a affirmé ne pas détenir de documentation sur les travaux effectués sur cette porte. Les enquêtes sont toujours en cours pour déterminer si les boulons n’avaient effectivement jamais été installés ou s’ils ont été arrachés lorsque la porte s’est détachée en plein vol.

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Le personnel du NTSB examinant la porte-bouchon du Boeing 737 Max 9 d’Alaska Airlines. © NTSB

Vivement critiqué pour son manque de coopération, le constructeur a refusé de remettre des documents importants à l’agence ainsi que le nom des employés qui ont travaillé sur la pièce en question. L’événement fait d’ailleurs actuellement l’objet d’une enquête du FBI, soupçonnant que les passagers de ce vol ont peut-être été victimes d’un crime. Lorsque nous lui avons posé des questions directes concernant l’événement, Boeing n’a pas répondu et nous a simplement transmis un communiqué sur les mesures qu’il allait engager.

Par ailleurs, jusqu’au mois dernier, d’autres pannes et dysfonctionnements sont aussi survenus sur des Boeing 737 Max, 747, 787 Dreamliner et 777. L’un d’eux impliquait un atterrissage d’urgence après la perte d’un pneu, tandis qu’un autre a causé des blessures graves chez une cinquantaine de passagers en piquant du nez au-dessus de la mer de Tasman. Les autres sont liés à des pièces manquantes, un pare-brise fissuré, un moteur qui a pris feu et un train d’atterrissage qui s’est affaissé.

Une flotte vieillissante et des calendriers de production serrés

Ces défaillances successives semblent indiquer un défaut de contrôle qualité majeur. Selon Drury, cela est en partie dû à « la tendance à se concentrer sur les résultats financiers et non sur la qualité des produits, pour laquelle Boeing était connu ». En effet, « Airbus a eu un impact énorme sur la part de marché de Boeing, car l’A320 a commencé à devenir très populaire auprès des compagnies aériennes et Boeing n’était pas préparé à cela », a-t-il expliqué. Au lieu de construire de nouveaux modèles dont le développement à partir de zéro serait très coûteux, l’entreprise s’est contentée de « redessiner » le 737 et d’augmenter la cadence de production pour son modèle 737 Max 8 et d’autres modèles dérivés.

D’autre part, d’anciens membres du personnel ont fait part de leurs inquiétudes concernant les calendriers de production serrés, qui augmentaient la pression exercée sur les employés pour qu’ils terminent les avions à temps. Plusieurs d’entre eux ont témoigné devant le Congrès américain concernant les problèmes de production liés au contrôle qualité.

Ces problèmes ont fait polémique lorsque John Barnett, un ancien ingénieur, a été retrouvé mort le 9 mars dernier dans une voiture garée devant un hôtel, alors qu’il était en pleine procédure de témoignage. Ce dernier concernait le contrôle qualité de la fabrication des modèles 787 et 737 Max. Bien que sa disparition soit officiellement considérée comme un suicide, des témoins proches de la victime ont affirmé le contraire. L’affaire pourrait donc être beaucoup plus complexe qu’on le croit…

Sur la base des conclusions du Congrès, la FAA a commencé à examiner de plus près les processus de fabrication de Boeing. « Les problèmes liés au manque de surveillance ont été signalés au gouvernement américain et la FAA a été chargée de fournir des audits de haut niveau des processus de fabrication de Boeing, ce qui est toujours en cours aujourd’hui », explique l’expert. Un audit effectué vers la mi-mars a révélé que le constructeur présente de nombreux problèmes de non-conformité pour la série 737 Max. Selon un rapport du New York Times, l’entreprise a échoué à 33 tests dans le cadre de 89 examens de procédure de production et présentait 97 cas de non-conformité.

Cependant, il est également important de considérer que les récents incidents ne sont pas tous imputables à Boeing. En effet, 5 d’entre eux se sont produits sur des avions appartenant et exploités par United Airlines. Selon Drury, ils sont liés à des facteurs échappant au contrôle du constructeur, tels que des défauts de maintenance. D’autre part, la flotte aérienne mondiale est restée longtemps à l’arrêt pendant la crise COVID et n’a ainsi pas été maintenue dans un état optimal.

« La flotte United associée aux événements actuels est relativement plus ancienne et nécessite donc plus de maintenance, à un niveau plus profond », nous indique Drury. En effet, « un pneu qui tombe d’un 777 n’est pas quelque chose qui arrive tous les jours », affirme-t-il. En outre, l’incendie de moteur mentionné plus haut provenait de débris de papier bulle. Tous ces incidents auraient pu être évités, selon lui, avec une maintenance optimale.

D’un autre côté, un autre problème lié à la pandémie de Covid est le manque d’ingénieurs de maintenance et de pilotes expérimentés, qui sont soit partis à la retraite, soit ont dû suspendre leurs activités et ne sont pas revenus lorsque l’industrie a rebondi. « Les pénuries extrêmes ont eu, et continueront d’avoir, un impact à l’échelle mondiale pendant un certain temps, car il faut beaucoup de temps pour former des ingénieurs et des pilotes professionnels », estime Drury.

Des impacts sur l’ensemble du transport aérien

Ces incidents récurrents auront de lourds impacts sur Boeing. Depuis le début de l’année, les actions de l’entreprise ont chuté d’un quart de leur valeur initiale, ce qui représente une réduction de plus de 40 milliards de dollars. La marge opérationnelle de la division d’aviation commerciale du groupe a chuté de 20 %, a déclaré lors d’une conférence aux investisseurs Brian West, directeur financier de Boeing. À noter que l’an dernier, la marge opérationnelle de l’entreprise était déjà dans le rouge, mais à un niveau moins bas (-9,2 %). David Calhoun, l’actuel PDG de Boeing, devrait d’ailleurs démissionner plus tard cette année en raison des récents scandales liés à l’entreprise.

D’autre part, « la perte de part de marché de Boeing a eu un impact financier profond et ils devront se recentrer sur la manière de revenir à la culture du contrôle qualité, pour que les compagnies aériennes restent des clients satisfaits », estime Drury. L’entreprise a d’ailleurs affirmé vouloir s’engager désormais dans des processus de production plus prudents et transparents, d’après le communiqué transmis à Trust My Science. La cadence de production des Boeing 737 sera désormais réduite à moins de 38 avions par mois. « Les événements du 5 janvier dans le cadre du vol 1282 d’Alaska Airlines et tout ce que nous avons appris depuis, nous reconnaissons que nous devons améliorer la sécurité, la qualité et la conformité », ont-ils écrit.

En attendant, les impacts à court et moyen terme se traduiront également par des retards dans les calendriers de livraison et une réduction des offres par rapport à la demande. Cela se répercutera sur les voyageurs avec une augmentation des prix des billets d’avion. Ces répercussions s’étendront non seulement à Boeing, mais également au transport aérien en général. « Avec Airbus et Boeing ayant d’énormes retards, il faudra un certain temps aux compagnies aériennes de qualité pour remplacer leurs flottes vieillissantes et réduire les coûts de maintenance plus élevés sur ces flottes – ce qui n’est pas entièrement supporté par les compagnies aériennes, mais se répercute également sur les voyageurs sous la forme d’une augmentation du prix du billet », explique Drury.

Quant à la question de savoir si l’on devrait désormais se méfier des avions Boeing, la réponse est « non » selon l’expert. Malgré les incidents dramatiques, le transport en avion reste selon lui le moyen le plus sûr de voyager, y compris avec Boeing. D’un autre côté, nous pouvons nous attendre à ce que les problèmes concernant les flottes Boeing soient rapidement corrigés. L’impact financier est notamment si important que même une entreprise uniquement motivée par le profit exigera forcément des changements, sans compter que les passagers du vol 1282 d’Alaska Airlines réclament jusqu’à 1 milliard de dollars de dommages et intérêts.

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