Traçabilité du tabac : les grands cigarettiers en porte-à-faux

cigarettes pourraient disparaitre dans 10 ans
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Inexto, fournisseur de solutions de traçabilité, notamment en charge de la traçabilité du tabac au sein de l’Union européenne avec sa solution Codentify, maintient de grandes ambitions sur le continent. Critiquée pour sa proximité avec les industriels du tabac, l’entreprise suisse a été exclue de plusieurs marchés internationaux, mais continue de fournir la plupart des équipements européens dans le domaine de la traçabilité du tabac, malgré l’opposition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Plus de 100 millions de recettes fiscales perdues par les gouvernements africains à cause du trafic de cigarettes. Une perte considérable pour des États déjà confrontés à des difficultés budgétaires structurelles. « L’amélioration du contrôle de la chaîne d’approvisionnement du tabac en Afrique est une priorité essentielle afin de limiter le commerce illicite du tabac sur le continent », explique Max Gallien, pour l’International Centre for Tax and Development et cité par l’African Tobacco Control Alliance (ATCA). Un marché énorme pour les acteurs de la traçabilité, pas encore unifié contrairement à l’Union européenne, au sein duquel tentent de se glisser les principaux acteurs du domaine. Parmi eux, Inexto et sa solution Codentify, déjà bien installée en Europe.

Mais, sur place, le système s’est fortement heurté à la pression des militants antitabacs. Au Burkina Faso, les associations poursuivent leur pression pour faire annuler le choix de Codentify comme solution de traçabilité des cigarettes dans le pays, « car il s’agit d’un système de contrôle de l’industrie du tabac ». Comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire ou encore au Tchad. En 2017, Inexto avait d’ailleurs été exclu d’un appel d’offres en Argentine pour « corruption, collusion, pots-de-vin et conspiration », écartant là aussi le groupe du marché domestique.

Défiance de la communauté scientifique

En cause ? « L’implication de l’industrie du tabac dans le développement de ces infrastructures doit être rejetée et les produits offerts par l’industrie du tabac, comme Codentify (NDLR. Un système de traçabilité lié aux industriels), doivent être considérés avec la plus grande précaution », estime Max Gallien, expliquant ainsi la défiance de certains gouvernements, qui cherchent à limiter l’influence des industriels du tabac dans leur politique de santé publique. Une réalité aussi dénoncée par la communauté scientifique. Dans une étude publiée en juin 2018 dans la revue British Medical Journal, plusieurs universitaires estiment ainsi que « tout système (de traçabilité du tabac) basé sur Codentify (…) ne servirait pas à réduire le commerce illicite ».

En effet, selon la communauté scientifique, ce système pourrait permettre aux cigarettiers de cacher leur implication dans la contrebande de tabac. « Des preuves de plus en plus nombreuses et diverses indiquent que l’industrie du tabac reste impliquée dans la contrebande de tabac et que les cigarettes issues de l’industrie du tabac représentent environ les deux tiers du marché illicite des cigarettes. Les industriels ont donc tout intérêt à contrôler le système mondial de marquage et de traçabilité visant à limiter la contrebande de tabac », expliquent ainsi Anna B Gilmore, Allen WA Gallagher et Andy Rowell, les auteurs de l’étude.

L’autre repreneur de Codentify, Dentsu Tracking, en difficulté dans l’Union européenne

En Europe aussi, le système Codentify et sa maison-mère Dentsu Tracking sont sous le feu des projecteurs. « L’OMS s’est opposée à l’utilisation du système Codentify dans le dispositif de traçage européen des produits du tabac, tout comme l’Alliance pour la Convention Cadre (FCA) qui regroupe près de 500 ONGs réparties dans plus de 100 pays », rappellent plusieurs députés européens, à l’origine d’un Livre Blanc sur l’influence des lobbys du tabac en Europe, rendu public il y’a quelques mois.

Une situation qui dure depuis 2019, mais qui pourrait se prolonger encore longtemps. Le contrat de Dentsu Tracking ayant été renouvelé en 2023. Une décision « prise une fois encore sans publicité, sans appel d’offres et sans rapport d’évaluation d’efficacité », s’indignent les députés dans le Livre Blanc, évoquant une « corruption latente et acceptée tant par la Commission que par les États-Membres ». Le contrat de consortium Dentsu/Commission européenne prévoirait d’autres renouvellements identiques pour une durée pouvant aller jusqu’à 15 ans, là encore sans publicité et appel d’offres.

Un manque de clarté qui irrite une partie de la classe politique européenne, qui considère la « transparence », comme « un enjeu démocratique ». Pire, les résultats sont d’ailleurs loin d’être probants. Même les rapports des industriels sur la contrebande de cigarettes dénoncent une hausse régulière de la consommation de cigarettes issues des marchés parallèles, démontrant ainsi que l’actuel système de traçabilité ne répond pas à toutes les espérances. « Le système européen de traçabilité des produits du tabac est à la fois considéré comme contraire au Protocole de l’OMS pour éliminer le commerce illicite de tabac et inefficace », affirment ainsi les eurodéputés.

Des accusations persistantes de corruption

Non conforme au Protocole de l’OMS, peu efficace et largement critiqué par les experts de la lutte antitabac, le maintien du système Codentify au niveau européen interroge donc largement. Les eurodéputés évoquent d’ailleurs « des soupçons de corruption » dans leur livre Blanc. Des accusations régulièrement prononcées, qui entachent d’ailleurs la Commission européenne et sa porosité supposée avec l’industrie du tabac.

En novembre 2022, le Canard enchaîné révélait ainsi le cas Jan Hoffmann, recruté chez Dentsu Tracking après un poste d’importance au sein de la Direction générale de la Santé de la Commission européenne. Il aurait contribué à faire choisir Dentsu Tracking par l’Union européenne pour contribuer à assurer la traçabilité du tabac. « Une entreprise déjà dans la ligne de mire des spécialistes de la santé publique pour ses liens avec les industriels du tabac », affirmait à l’époque Le Canard Enchaîné. Dans une lettre ouverte, l’ancienne eurodéputée Anne-Sophie Pelletier a d’ailleurs dénoncé le manque de transparence de Dentsu Tracking, affirmant qu’une « société qui gagne des millions d’euros grâce à un contrat de la Commission devrait être particulièrement exemplaire ». À l’heure de la révision de la directive sur les produits du tabac, ce débat reviendra sans aucun doute sur la table.

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