L’antimatière est produite quotidiennement dans les accélérateurs de particules, pourtant, les scientifiques n’en ont pas percé tous les mystères. L’une des énigmes qui se posent aujourd’hui aux physiciens est la suivante : l’antimatière réagit-elle de la même manière que la matière face à la gravité ? Une réponse que l’expérience ALPHA du CERN devrait être en mesure de fournir prochainement.
Toutes les particules, plongées dans le champ gravitationnel de la Terre, chutent en subissant une même accélération de 9.8 m/s². Toutefois, aucune mesure similaire n’a été réalisée pour les anti-particules. Si l’anti-matière est fortement suspectée de se comporter de façon identique sous l’effet de la gravité, seule une mesure expérimentale pourra en apporter la confirmation.
Il existe deux manières différentes de concevoir la notion de masse. D’une part, il y a la masse qui accélère lorsque vous lui appliquez une force : le m dans la célèbre équation de Newton, F = ma. Tout comme le m dans E = mc² d’Einstein, qui vous indique la quantité d’énergie dont vous avez besoin pour créer une particule (ou antiparticule) ou la quantité d’énergie que vous obtenez lorsque vous l’annihilez.
Mais il existe une autre masse : la masse gravitationnelle. Il s’agit de la masse m qui apparaît dans l’équation du poids à la surface de la Terre (W = mg) ou dans la loi de la gravitation de Newton, F = G M1 M2/r². Pour la matière normale, nous savons que ces deux masses, masse inertielle et masse gravitationnelle, doivent être égales à environ 1 part sur 100 milliards, grâce aux contraintes expérimentales d’une expérience conçue il y a plus de 100 ans par Loránd Eötvös.
Pour l’antimatière, toutefois, il en va différemment. Des forces non-gravitationnelles ont été appliquées à des particules d’antimatière et ces dernières ont bien accéléré. La dynamique de la masse inertielle de l’antimatière est donc bien connue : les formules F = ma et E = mc² s’appliquent tout aussi bien à l’antimatière qu’à la matière. Toutefois, pour savoir comment se comporte l’antimatière sous l’effet de la gravité, s’en tenir aux modèles théoriques n’est pas suffisant, il faut le mesurer. Et c’est l’objectif de l’expérience ALPHA du CERN.
L’une des avancées majeures récentes est la création de particules d’antimatière en états liés neutres et stables. Des anti-protons et des positrons (anti-électrons) peuvent être créés, ralentis et forcés d’interagir les uns avec les autres, où ils forment un atome d’anti-hydrogène neutre. En utilisant une combinaison de champs électriques et magnétiques, il est possible de confiner ces anti-atomes et les maintenir stables, à l’écart de la matière qui les ferait s’annihiler.
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Les anti-atomes ont été stabilisés pendant 16 minutes. Puis, en les frappant avec des photons, les physiciens ont découvert qu’ils avaient les mêmes spectres d’émission et d’absorption que les atomes. Ces résultats ont donc confirmé que les propriétés de l’antimatière étaient parfaitement conformes aux prédiction du Modèle Standard. Néanmoins, ses propriétés gravitationnelles demeurent, elles, encore inconnues.
Le nouveau détecteur ALPHA-g, installé au CERN plus tôt cette année, devrait permettre de repousser les limites de l’accélération de l’antimatière jusqu’au seuil critique. L’antimatière accélère-t-elle, en présence du champ gravitationnel à la surface de la Terre, à +9,8 m/s² (vers le bas), à -9,8 m/s² (vers le haut) ou à 0 m/s² (aucune accélération gravitationnelle) ? Tout résultat autre que celui attendu de +9,8 m/s² serait absolument révolutionnaire.
Toute anti-particule devrait, par rapport à sa particule correspondante : avoir la même masse, la même accélération dans un champ gravitationnel, la charge électrique et le spin opposés, les mêmes propriétés magnétiques, devrait se lier de la même manière en atomes, molécules et structures plus grandes, et devrait posséder le même spectre de transitions du positron dans ces configurations diverses.
Certaines de ces propriétés sont mesurées depuis longtemps : la masse inertielle, la charge électrique, le spin et les propriétés magnétiques sont bien connus. Les propriétés de liaison et de transition ont été mesurées par d’autres détecteurs lors de l’expérience ALPHA et s’alignent sur les prévisions de la physique des particules.
Actuellement, il n’existe pas de conducteur gravitationnel. Sur un conducteur électrique, des charges libres se propagent à la surface et peuvent se déplacer, se redistribuant en fonction des charges environnantes. Si une source électrique se trouve à l’extérieur d’un conducteur électrique, l’intérieur de ce conducteur sera protégé de cette source électrique.
Mais il n’y a aucun moyen de se protéger de la gravitation. Il n’y a aucun moyen de créer un champ gravitationnel uniforme dans une région de l’espace, comme il serait possible de le faire entre les plaques parallèles d’un condensateur électrique. En effet, contrairement à la force électrique, générée par les charges positives et négatives, il n’existe qu’un seul type de « charge » gravitationnelle, la masse-énergie. La gravité est toujours attractive, et il n’y a aucun moyen de s’en défaire.
Mais dans le cas d’une masse gravitationnelle négative, la situation serait différente. Si l’antimatière est anti-gravitationnelle (elle monte au lieu de descendre), alors, du point de vue de la gravité, elle serait composée d’anti-masse ou d’anti-énergie ; des quantités interdites par les lois physiques actuelles. Bien qu’il soit possible d’imaginer une masse négative ou une énergie négative, l’antimatière possède très probablement une masse et une énergie positives, et se comporte exactement comme la matière sous l’effet de la gravité.
Bien que la majorité des physiciens suggèrent que matière et antimatière se comportent de manière identique face à la gravité, des mesures précises devront être effectuées pour confirmer cet état de fait. Et ALPHA devrait bientôt fournir ces précieuses données. En l’absence de confirmations expérimentales, l’hypothèse d’une antimatière ne respectant pas le principe d’équivalence d’Einstein demeure ouverte.