Décarboner les industries d’ici 2050 grâce à l’innovation technologique : un défi insurmontable ?

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Le secteur industriel (hors raffinage) est responsable de près de 25 % des émissions de CO2 dans le monde. La décarbonation totale du secteur d’ici 2050 figure parmi les principaux objectifs de l’Accord de Paris. Cependant, la réalisation de cet objectif est confrontée à des défis majeurs, parfois même considérés comme insurmontables. Alors que les technologies de décarbonation montrent de grandes avancées, est-il réaliste d’envisager leur adoption à grande échelle d’ici 2050 ? Quelles seraient les meilleures options pour atteindre cet objectif ? Nous avons interrogé un expert pour tenter de répondre à ces questions.

L’urgence climatique exige une refonte majeure de notre système de consommation, de la production agricole aux processus industriels en passant par l’extraction et la transformation des matières premières. À elle seule, la production industrielle de matières premières telles que l’acier, le ciment et les produits chimiques est responsable d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans le monde. Or, ces produits contribuent à une grande partie de l’économie mondiale et la demande ne cesse d’augmenter chaque année.

On estime que pour atteindre l’objectif climatique de l’Accord de Paris, les émissions de CO2 des industries doivent atteindre le zéro net d’ici 2050. Le « zéro émission nette » est atteint lorsque l’équilibre entre les GES rejetés dans l’atmosphère et la quantité absorbée par les puits de carbone est maintenu. D’autre part, étant donné que la durée de vie économique moyenne des installations industrielles est de 20 ans, cela signifie que tous les investissements à court terme devront d’ici là être à zéro émission nette ou être neutres en carbone.

Cependant, la décabornation du secteur représente un défi majeur, surtout pour l’industrie lourde ou à forte intensité énergétique. La principale difficulté réside dans l’hétérogénéité des processus et de la très large gamme de produits. Cela implique que les options de décarbonation sont généralement spécifiques aux secteurs ou aux processus utilisés. D’autre part, l’industrie lourde est caractérisée par de longs cycles d’investissement et des marges de bénéfices réduites par rapport aux capitaux (financiers et énergétiques) engagés — ce qui a conduit les experts à qualifier le secteur de « difficile à décarboner ».

Les efforts de décarbonation industrielle se concentrent actuellement sur les technologies visant à la fois à réduire les émissions de CO2 de ces industries et à amortir les coûts de leur intégration aux systèmes industriels. Des recherches soutiennent notamment qu’avec les technologies émergentes, la décarbonation des industries à fortes émissions est non seulement techniquement possible, mais pourrait également être appliquée à grande échelle, avec une priorisation et des efforts politiques suffisants.

D’un autre côté, la prise de conscience croissante du réchauffement climatique a motivé les industries et les gouvernements à se mobiliser davantage dans ce sens. « Je pense que les avancées les plus importantes sont en fait liées au désir de la société de poursuivre la décarbonation — de regarder au-delà de ce qui se trouve immédiatement devant nous, de considérer l’avenir et les impacts de nos activités », a expliqué à Trust My Science Sam Cooper, maître de conférences affilié au Département de génie mécanique du Centre pour les systèmes énergétiques durables (SES) à l’Université de Bath (au Royaume-Uni). « Ceci est rendu possible par les progrès des technologies de communication et des médias, de l’éducation et du bien-être général dans lequel les gens peuvent envisager l’avenir et leurs besoins », a-t-il ajouté en réponse à nos questions.

Dans cet article, nous avons passé en revue les principales options de décarbonation envisagées pour les processus industriels à forte émission, tout en offrant un aperçu de leurs rapports coût/rentabilité. Cela nous amène à explorer les principaux défis liés à leur adoption à grande échelle ainsi que les initiatives politiques et économiques existantes pour stimuler l’innovation et les investissements dans ces technologies.

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Aperçu des options de décarbonation applicables aux processus industriels. © Ahmed Gailani et al.

Une possibilité de décarboner 85 % des industries avec les technologies existantes

Les technologies énergétiques que l’on retrouve principalement dans l’industrie lourde (excepté la cimenterie et la verrerie) comprennent les producteurs combinés de chaleur et d’électricité (CHP). Également appelés « cogénérateurs », les CHP permettent de produire deux formes d’énergie à partir d’une seule source de combustible. Cela permet une économie d’énergie de 30 à 85 % par rapport à une production séparée d’énergie thermique et d’électricité, et ainsi une réduction des émissions carbone.

« L’électrification est généralement l’option présentant la maturité technologique la plus élevée, de sorte que les industries qui peuvent opérer ce changement sont bien placées pour se décarboner », nous explique Cooper. Cependant, alors que les systèmes électriques devraient techniquement être les premiers décarbonés, l’adoption croissante des technologies CHP augmente également le recours aux combustibles fossiles et pourrait à nouveau augmenter les émissions industrielles totales.

Un processus énergétique décarboné implique ainsi que les systèmes CHP soient réadaptés pour utiliser des sources d’énergies propres. Des enquêtes ont montré que l’utilisation de l’hydrogène vert ou de la biomasse par exemple, pourrait réduire les émissions directes des CHP de 100 % par rapport au gaz naturel. Des centrales de ce type devraient être pleinement fonctionnelles d’ici 2030.

D’un autre côté, davantage de recherches sont nécessaires pour maintenir l’efficacité des systèmes CHP au même niveau que ceux conventionnels, lorsqu’ils sont utilisés avec des sources énergétiques vertes. Selon Cooper, « l’efficacité énergétique est souvent négligée en raison du potentiel de réduction des coûts et des émissions ». De même, l’efficacité des ressources et des matériaux constitue une énorme opportunité d’économiser les matériaux, de réduire les émissions ainsi que les coûts.

Parmi les stratégies explorées dans ce sens figurent par exemple les piles à combustible stationnaire à hydrogène. Elles permettent d’augmenter l’efficacité globale des cogénérateurs tout en étant particulièrement adaptées aux industries dont la demande en électricité est plus élevée que la consommation de chaleur (telles que l’industrie de la boisson). Cependant, la large adoption de la pile à combustible est difficile en raison de son coût élevé et du manque d’infrastructures basées sur l’hydrogène.

D’autre part, d’autres options, telles que les vapocraqueurs électriques, pourraient décarboner de 40 à 100 % les industries pétrochimiques en utilisant des sources d’électricité vertes telles que le solaire ou l’éolien. Ces dernières bénéficient d’ailleurs d’avancées remarquables, induisant une réduction des coûts et une hausse importante des investissements. Parmi ces avancées figurent notamment les cellules solaires en pérovskite, permettant de réduire jusqu’à 4 fois le coût des panneaux photovoltaïques tout en conservant une efficacité énergétique optimale. D’autres systèmes permettent de produire de l’électricité même la nuit, en utilisant des cellules dites « thermophotovoltaïques ».

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Chiffres clés de l’adoption de l’énergie photovoltaïque en 2023. © International Energy Agency

« Je pense en fait qu’il y a un certain nombre de raisons pour lesquelles le prix des panneaux photovoltaïques a baissé et que ce sont ces développements plutôt qu’un changement technologique particulier qui ont été les plus significatifs jusqu’à présent », déclare Cooper à Trust My Science. On estime en effet que l’énergie solaire sera la source énergétique dominante d’ici 2050, avec un apport de 4500 gigawattheures au niveau mondial.

Mis à part l’utilisation des énergies vertes, les technologies de captage et de stockage du carbone (CSC) gagnent également de l’ampleur. Ces technologies sont surtout utilisées pour les procédés à très forte émission de carbone, tels que la voie « haut-fourneau-four à oxygène basique » (Blast Furnace-Basic Oxygen Furnace, ou BF-BOF). Ces procédés sont notamment utilisés pour la production du fer et de l’acier. Les technologies CSC permettraient d’en réduire les émissions jusqu’à 86 %. En outre, en utilisant uniquement les CSC, l’industrie pétrochimique pourrait être décarbonée de 90 %.

Dans l’ensemble, les alternatives existantes permettraient de décarboner jusqu’à 85 % la plupart des secteurs industriels, quel que soit leur niveau de maturité technologique, selon une analyse effectuée par Cooper et ses collègues.

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Alternatives de réduction des émissions carbone pour les industries. Celles présentées en violet foncé sont déjà disponibles et celles en gris sont en début de développement. © Université de Leeds

Des investissements substantiels qui freinent les décideurs

Cependant, l’utilisation de ces technologies nécessite généralement une consommation énergétique supplémentaire. Bien que les fours électriques ou à biocarburant puissent par exemple réduire les émissions de 80 %, leur application nécessiterait un apport énergétique supplémentaire de 15 à 25 %.

L’application des CSC au BF-BOF quant à elle nécessiterait 17 % d’énergie supplémentaire, tandis que le chiffre s’élèverait jusqu’à 166 % pour l’industrie de la chaux et du ciment. « Les industries qui n’ont pas d’autres options que le CSC sont beaucoup plus difficiles à décarboner, surtout là où ils sont dispersés (c’est-à-dire pas en clusters, mais sur de très grands sites), et donc toute infrastructure serait difficile à maintenir », déclare Cooper.

D’autre part, « au cours de leur durée de vie, les technologies ne coûtent souvent pas beaucoup plus que les alternatives [conventionnelles], mais le coût initial est souvent plus élevé que les coûts d’exploitation », explique l’expert. Leur adoption nécessite ainsi des investissements substantiels, ce qui freine considérablement les décideurs. En outre, il ne s’agit pas de technologies isolées, mais devant être intégrées par le biais d’infrastructures de soutien complexes. Par ailleurs, leur intégration exige soit une main-d’œuvre supplémentaire, soit de nouveaux cycles de formations pour celle existante.

Afin de surmonter ces défis, de nombreux outils de décision et d’investissement sont disponibles pour concevoir les feuilles de route et aider à prendre en compte les coûts sur l’ensemble du cycle de vie des technologies. « S’il y a des coûts (souvent minimes sur toute la durée de vie), alors je pense que nous devons reconnaître qu’ils sont réels, mais également inférieurs au coût de l’inaction », estime l’expert.

Des enjeux politiques et socioéconomiques majeurs

D’autre part, « certains facteurs politiques, sociétaux et économiques entrent bien sûr en ligne de compte », souligne Cooper. Il est en effet important de considérer qu’il est particulièrement difficile de soutenir des changements aussi radicaux à l’échelle mondiale en tenant compte des différences de contextes économiques et sociopolitiques — sans compter que les ressources fossiles présentent des enjeux géopolitiques majeurs.

Il est encourageant de constater qu’un certain nombre de pays et régions ont déjà mis en place des stratégies et des feuilles de route pour décarboner les industries, tels que les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne. Des systèmes de taxe et de fonds de soutien sont par exemple disponibles dans plusieurs pays (dont la France) pour encourager les investissements dans le secteur, tels que les « certificats verts ».

Cependant, ces efforts restent surtout cantonnés aux pays développés. En outre, se concentrer sur les secteurs les plus énergivores ne permettra pas de réduire suffisamment les émissions industrielles conformément aux objectifs climatiques. Par exemple, au Royaume-Uni, environ 50 % seulement des émissions industrielles provient de grands pôles industriels à forte intensité énergétique. Aux États-Unis, jusqu’à 50 % des émissions industrielles proviennent des secteurs qui ne sont pas inclus dans la feuille de route de décarbonation…

En vue de ces constats, la décarbonation totale des industries d’ici 2050 est-elle vraiment envisageable ? Cooper n’a pas directement répondu à la question, mais a précisé que « les technologies ne sont pas ici le goulot d’étranglement ». En effet, « ce sont les relations complexes entre la société, le financement, le développement industriel, etc., qui limitent le taux de décarbonation. Les technologies existent, mais cela n’est pas suffisant compte tenu de l’ampleur du changement qui s’annonce », conclut-il.

Sources : Joule, Journal of Cleaner Production
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