L’IA générative nous mène-t-elle vers une nouvelle civilisation ?

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À mesure que les technologies d’IA se développent, les valeurs que nous attribuons à l’intelligence humaine se transforment. Presque tous les secteurs d’activité pourraient être impactés par les progrès de la technologie, ce qui pourrait mener à une nouvelle ère du travail. Cependant, cela signifie-t-il que notre société elle-même évolue vers une nouvelle ère, dominée par une forme d’intelligence potentiellement supérieure à la nôtre ? Nous avons enquêté sur la question et consulté l’avis d’experts — qui exposent notamment une vaste étude apportant des éléments de réponse concrets.

Au cours de la dernière décennie, nous avons été témoins de la fulgurante évolution de l’IA dite « étroite » vers l’IA générative. Cet essor serait en partie attribué aux « transformeurs », l’une des architectures de modèles d’apprentissage profond les plus efficaces pour effectuer des prédictions de mots, d’images et d’autres types de données. À l’instar des réseaux de neurones récurrents, ces architectures sont conçues pour gérer des données séquentielles telles que le langage naturel. Cependant, elles possèdent l’avantage de pouvoir traiter les données dans le désordre (par exemple traiter une phrase sans devoir forcément commencer par le premier mot), ce qui permet de réduire considérablement leur temps d’entraînement.

En étant associé à d’autres outils tels que les moteurs de recherche, le champ d’application de l’IA générative est désormais immense. À son niveau actuel, elle peut égaliser ou surpasser des compétences qu’on pensait spécifiques aux humains, incluant notamment la compréhension du langage, la génération de textes et même les tâches sollicitant la logique, et ce dans des disciplines variées. Cela permet aux modèles d’IA d’étendre leurs capacités au-delà de la génération de contenus, telles que l’analyse de données et la résolution de problèmes complexes.

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Les secteurs d’activité actuellement concernés par l’utilisation de l’IA générative. La cible (en haut à gauche) indique les tâches assurées par l’IA générative en fonction de leur pertinence par rapport à l’activité principale de l’entreprise. La partie grise indique les fonctions d’appui. La partie bleue claire indique les activités spécifiques à l’industrie, tandis que la bleue foncée montre les savoir-faire « de base ». © Arthur D. Little

Cependant, bien que ces capacités présentent de nombreux avantages, une incertitude persiste quant aux impacts de la technologie sur notre économie et notre société. En effet, les outils d’IA peuvent être considérés comme des épées à double tranchant, dotés d’un incroyable potentiel à surmonter les plus grands défis de l’humanité, mais montrant par la même occasion d’importantes limitations et incertitudes.

La technologie évolue à grands pas, alors que nous commençons à peine à en comprendre les véritables implications. « Certains risques sont liés aux limites intrinsèques de ces outils, tandis que d’autres sont liés au contraire à leur puissance », explique à Trust My Science Albert Meige, directeur associé du cabinet de conseil en stratégie Arthur D. Little (basé à Bruxelles), lors d’une interview vidéo.

Dans ce contexte, une récente enquête menée par le cabinet suggère que la majorité des tâches intellectuelles dans toute organisation étant actuellement effectuées par des humains seront impactées par la technologie.

Dans le cadre d’un précédent article d’enquête, nous avons d’ailleurs pu constater que les emplois requérant des qualifications élevées sont les plus exposés à l’automatisation par l’IA. Cela signifie qu’il y aura une transformation rapide et radicale dans la manière dont les professions seront exécutées, ce qui pourrait donner naissance à une nouvelle culture du travail. Cela suggère-t-il que nous sommes en train d’évoluer vers une nouvelle civilisation ? Par définition, une civilisation inclut un ensemble de traits culturels, intellectuels, politiques, moraux et techniques qui permet de définir une société humaine.

IA : vers le contrôle de l’humanité ?

Récemment, les pionniers de l’IA ont suggéré qu’en vue de la vitesse à laquelle la technologie développe de nouvelles compétences, l’humanité pourrait bientôt être reléguée à la seconde forme la plus intelligente de la planète. Cela pourrait même impliquer que la technologie puisse prendre le « contrôle intellectuel » de l’humanité, nous exposant potentiellement à des risques de dépendance néfastes.

Les principaux acteurs du domaine ont notamment exprimé leurs inquiétudes en signant la célèbre déclaration stipulant que « l’atténuation du risque d’extinction lié à l’IA devrait être une priorité mondiale, au même titre que d’autres risques sociétaux tels que les pandémies et les guerres nucléaires ». D’une manière ironique, parmi les signataires figurent des personnalités qui sont en première ligne dans la course au développement de la technologie, telles que Sam Altman, PDG d’OpenAI et Demis Hassabis, PDG de Google DeepMind.

Cependant, si ces acteurs estiment que le risque d’extinction lié à l’IA est bien réel, les scientifiques et experts analystes sont plutôt sceptiques, du moins sur le fait que cela puisse se produire sur le court terme. En revanche, nous aurions raison de nous inquiéter de la manière dont l’IA remodèle notre société — à un rythme jamais observé pour toute autre technologie. Les risques à court terme sont non seulement bien réels, mais aussi suffisamment importants pour mener potentiellement à une crise existentielle.

Désinformation : un risque réel de guerre

Parmi les risques immédiats les plus importants figure la désinformation à grande échelle, susceptible de déstabiliser des organisations, des entreprises et des gouvernements entiers. Bien que la désinformation existe depuis des siècles dans les sociétés humaines, l’IA générative accroît considérablement ses impacts, sans compter l’omniprésence des médias sociaux, nous rendant toujours plus vulnérables aux fausses informations. Sam Altman lui-même avait reconnu être préoccupé par cet aspect.

Dans la même catégorie de risques se trouve l’utilisation malveillante de la technologie. Les escrocs et criminels peuvent par exemple déjà synthétiser avec une incroyable facilité de fausses voix avec des accents semblant authentiques, ou créer de faux documents officiels en un rien de temps. Ensemble, ces menaces contribuent à détériorer la confiance aux médias traditionnels et aux institutions démocratiques — une perte de confiance qui à son tour peut activement participer à l’effondrement de la société.

Ces menaces sont particulièrement importantes pour les pays souffrant d’instabilité sociopolitique, qui constitue un terrain fertile pour la manipulation de l’information. L’IA générative pourrait par exemple être utilisée pour interférer dans les élections d’un pays, de sorte à y créer le chaos. Ce genre de manipulation est susceptible de provoquer des mouvements sociaux, voire des guerres.

« Comme pour toute technologie, il y a des risques existentiels, c’est-à-dire qui menacent l’humanité », déclare Meige en répondant à nos questions. Cependant, il s’agirait davantage de processus débutant de façon plus subtile et pouvant potentiellement provoquer des conflits, plutôt qu’une extinction pure et dure de l’humanité, avance-t-il. En outre, il ajoute : « celui qui décidera ne sera pas l’IA, mais l’acteur qui l’utilisera ».

Un manque de préparation alarmant

Ces risques et limitations liés à l’IA impliquent qu’elle est pour l’instant mieux adaptée à des domaines où la précision et la fiabilité ne sont pas nécessairement requises — à moins que les réponses générées ne soient validées par un expert humain ou un autre système dédié. Or, dans l’état actuel des choses, l’IA générative affecte et continuera à affecter tous les secteurs d’activité, allant de la génération de contenus pour les médias aux découvertes de nouvelles molécules médicamenteuses, en passant par la gestion de la chaîne de valeur dans les industries robotiques et aérospatiales, la prédiction d’itinéraires pour le secteur du transport, la prise de décisions financières, etc.

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Niveaux d’adoption et d’activité de l’IA par secteur. © Arthur D. Little

Cependant, malgré l’ampleur des impacts et des avantages attendus, seulement environ la moitié des entreprises interrogées par Arthur D. Little aurait réalisé des investissements en faveur de l’IA générative. « Ce qui nous a frappés, c’est que la majorité des entreprises que nous avons sondées et interviewées sous-estiment assez largement l’ampleur de la révolution en cours concernant l’IA », nous avoue Meige. « Ces outils évoluent très rapidement, mais beaucoup d’entreprises n’ont pas réalisé à quel point ça se développe et à quel point ça va impacter leur façon d’opérer », a-t-il ajouté.

Cela indique un manque de préparation alarmant, ce qui pourrait non seulement impacter la productivité de ces entreprises, mais également provoquer des bouleversements dans l’ensemble de l’écosystème entrepreneurial. Ce manque d’enthousiasme flagrant pour l’adoption de l’IA serait principalement lié aux problèmes de confiance et d’intérêt commercial, de compétence, de culture, ainsi que des difficultés relatives de mise en œuvre.

De façon déconcertante, le rapport du cabinet indique que les pays émergents montrent beaucoup de volonté à faire confiance aux outils d’IA, par rapport aux pays développés. Si cette volonté est par exemple de 87% en Inde et de 83% en Chine, elle est de seulement 39, 37 et 26% en France, au Canada et en Finlande (respectivement).

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Les taux de « volonté de faire confiance » aux systèmes d’IA en 2023, par pays. © Arthur D. Little/Université du Queensland

Vers une nouvelle civilisation ?

D’un autre côté, il y a des facteurs très incertains liés notamment à l’évolution de la technologie et de ses impacts sur notre société. « Malgré l’immense visibilité de ChatGPT, il n’est que la toute petite partie visible de l’iceberg colossal de l’intelligence artificielle », estime Meige.

Pour le cas de l’IA générale qui selon certaines sources est actuellement en gestation, il n’est en réalité pas encore certain qu’elle voit le jour à court terme. Toutefois, si ce type d’IA prend forme dans les années à venir, elle impacterait à la fois l’économie et la société de manière considérable. Car pour la première fois dans l’histoire de notre civilisation, il y aurait ainsi une entité plus intelligente que nous. « Si ça arrivait effectivement, ce serait un changement de civilisation pour nous », déclare l’expert.

Néanmoins, le cabinet de conseil a conclu dans son étude qu’au stade actuel de l’IA générative et de ses applications, nous sommes encore loin du basculement de civilisation. En d’autres termes, ce n’est pas demain que l’IA pourra dominer le monde, ni dans 5 ans. En revanche, tout ce qui concerne l’imitation des connaissances professionnelles, l’impact sera exponentiel (comme on peut déjà le constater). Cela signifie qu’une transition vers une nouvelle civilisation de connaissances (« corporate knowledge » ou « corporate intelligence » selon les termes utilisés en entreprise) serait, en ce moment même, en train de se produire.

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