Pour la première fois, un orang-outan a été observé en train d’appliquer de l’onguent à base de plante médicinale sur sa plaie après avoir été blessé au visage. Bien que l’automédication soit depuis longtemps observée chez divers animaux, il s’agit de la première fois que le traitement d’une plaie avec une substance biologiquement active a été documenté de manière fiable chez les animaux. Cette découverte suggère que le traitement médical des plaies est apparu il y a des milliers d’années chez un ancêtre commun que nous partageons avec les grands singes.
L’automédication est observée chez de nombreuses espèces d’animaux et se manifeste selon plusieurs formes. Les premières consistent à l’adoption de comportements comme l’anorexie ou l’évitement (par exemple les matières fécales ou les aliments contaminés). D’autres comportements sont plus directement thérapeutiques, par exemple l’ingestion de substances biologiquement actives (plantes et insectes) ou l’application de ces dernières sur différentes parties du corps.
Ces comportements thérapeutiques sont par exemple observés chez les oies des neiges (Anser caerulescens), qui consomment des feuilles entières pour se vermifuger. Les néotomas à pattes sombres (ou Neotoma fuscipes, des espèces de rongeurs) tapissent leurs nids de plantes aromatiques pour se débarrasser des parasites. Quant aux grands singes, des orangs-outans de Bornéo (Pongo pygmaeus) ont été observés se frottant les membres avec des feuilles mâchées d’une plante connue pour traiter les douleurs musculaires.
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L’automédication spécifique pour les plaies n’a été observée que récemment, notamment chez les chimpanzés (Pan troglodytes) au Gabon, qui s’appliquent des bouillies à base d’insectes sur leurs blessures. Cependant, l’efficacité d’un tel comportement n’a pas été prouvée et le traitement des plaies avec une substance biologiquement active n’avait jusqu’à présent jamais été documenté de manière fiable.
En effet, « dans le cas des chimpanzés, ils ont utilisé des insectes et malheureusement, il n’a jamais été établi si ces insectes favorisaient réellement la cicatrisation des plaies », explique à The Gardian Caroline Schuppli, de l’Institut Max Planck du comportement animal en Allemagne.
Dans leur nouvelle étude publiée dans la revue Scientific Reports, Schuppli et ses collègues de l’Universitas Nasional, en Indonésie, rapportent la première preuve d’un comportement de traitement des plaies chez les animaux, notamment chez les orangs-outans de Sumatra (Pongo abelii). « Dans notre cas, l’orang-outan a utilisé la plante et cette plante a des propriétés médicales connues », indique l’experte.
Une origine évolutive de plusieurs milliers d’années et commune aux humains
L’expédition des chercheurs de la nouvelle étude a été effectuée dans la zone de recherche de Suaq Balimbing, dans le parc national indonésien de Gunung Leuser, qui abrite environ 150 orangs-outans de Sumatra (en danger critique d’extinction selon l’UICN). Au cours de leurs observations quotidiennes, ils ont constaté qu’un orang-outan mâle à bride d’environ 20 ans et prénommé Rakus avait subi une blessure profonde au visage, probablement à la suite d’une bagarre avec un autre mâle. En 2021, Rakus a eu une poussée de croissance et est devenu un grand mâle adulte à bride (une excroissance large et aplatie autour du visage). Depuis, il entre fréquemment en conflit avec d’autres mâles pour assoir sa domination.
Trois jours après l’incident, en 2022, Rakus a été observé en train de mâcher les feuilles et les lianes d’une plante grimpante appelée akar kuning (Fibraurea tinctoria) et que les orangs-outans de la région consomment rarement. Cette plante est connue pour ses vertus antipyrétiques et analgésiques et est utilisée dans la médecine traditionnelle locale pour traiter le diabète, la dysenterie et le paludisme. Des analyses phytochimiques ont montré qu’elle contient des furanoditerpénoïdes et des alcaloïdes protoberbérine, connus pour leur action antibactérienne, anti-inflammatoire, antifongique, antioxydante et d’autres bienfaits biologiques pertinents pour la cicatrisation des plaies.
Rakus a mâché la plante pendant quelques minutes sans l’avaler, puis a comprimé la pâte avec ses doigts pour appliquer le jus sur sa plaie. Il a répété cette opération plusieurs fois pendant environ 7 minutes. Après avoir constaté que des mouches étaient attirées par sa plaie, l’orang-outan y a directement étalé la pâte végétale pour la recouvrir entièrement.
Après avoir renouvelé quotidiennement l’opération, la blessure ne montrait aucun signe d’infection et était complètement refermée 5 jours plus tard. « Fait intéressant, Rakus s’est également reposé plus que d’habitude lorsqu’il a été blessé. Le sommeil favorise la cicatrisation des plaies, car la libération d’hormones de croissance, la synthèse des protéines et la division cellulaire augmentent pendant le sommeil », indique dans un communiqué de l’Institut Max Planck du comportement animal Isabelle Laumer, auteure principale de l’étude.
Toutefois, la plupart des comportements d’automédication chez les animaux soulèvent systématiquement des questions sur leur caractère intentionnel et sur la manière dont ils émergent. Selon les experts, l’aspect répétitif et ciblé du comportement de Rakus indique que celui-ci était intentionnel. D’autre part, étant donné que ce comportement n’a jamais été observé chez les autres orangs-outans de la région, il est probablement apparu individuellement chez Rakus sous la forme d’innovation. En d’autres termes, il a probablement été jusqu’à présent absent du répertoire comportemental des orangs-outans locaux.
D’un autre côté, à l’instar de tous les mâles adultes de la région, Rakus n’est pas né à Suaq et son origine est inconnue. En effet, les orangs-outans mâles partent de leur région natale à la puberté et parcourent de longues distances pour conquérir de nouveaux territoires. « Par conséquent, il est possible que ce comportement se soit manifesté chez davantage d’individus dans sa population natale en dehors de la zone de recherche de Suaq », suggère Schuppli dans le communiqué.
Par ailleurs, la mise en évidence de ce comportement chez les grands singes suggère une origine évolutive de plusieurs milliers d’années chez les humains. Le traitement des blessures humaines a été mentionné pour la première fois dans un manuscrit datant de 2200 ans avant notre ère. D’ailleurs, étant donné que ce type de comportement n’est apparemment pas spécifique aux humains, mais s’applique aussi aux grands singes, il est possible que notre dernier ancêtre commun montrait déjà des comportements similaires.