L’île Kolioutchine est une île de la mer des Tchouktches, située à 11 km au large de la péninsule Tchouktche, au nord-est de la Sibérie. Pendant des années, cette île d’à peine 7 km² de superficie a abrité une station météorologique russe, fermée depuis 1992. En septembre 2021, le photographe animalier Dmitry Kokh approche par hasard de cette île et découvre qu’elle est désormais habitée d’une colonie d’ours polaires.
Dmitry Kokh se trouvait à bord d’un voilier qui le ramenait de l’île Wrangel, dans la mer des Tchouktches, lorsque le capitaine a décidé de s’approcher de l’île Kolioutchine pour se mettre à l’abri d’une tempête. Kokh et l’équipage observaient de loin les vestiges de l’ancienne station météorologique de l’époque soviétique lorsqu’ils ont perçu du mouvement à l’intérieur des bâtiments. Une paire de jumelles leur a permis de découvrir qui étaient ces habitants inattendus : une vingtaine d’ours polaires s’étaient approprié les lieux.
Selon le photographe, il s’agissait essentiellement de mâles, tandis que les femelles demeuraient plus près des rives de l’île avec leurs petits. Il était relativement dangereux de poser un pied sur cette île, en compagnie de ces grands mammifères carnivores. Kokh a donc utilisé des drones — équipés d’hélices peu bruyantes pour ne pas trop perturber les animaux — pour immortaliser ce moment. Ces incroyables clichés sont présentés sur le site officiel du photographe.
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Une espèce dont le terrain de chasse disparaît peu à peu
L’île Kolioutchine est abandonnée depuis des décennies. Mais elle est entourée de glace de mer pendant une grande partie de l’année, ce qui a sans doute permis aux ours polaires d’accéder plus facilement à cette terre, sur laquelle il semble avoir pris leurs aises.
L’ours polaire (Ursus maritimus) est répertorié comme espèce vulnérable dans la Liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). À l’heure actuelle, le Polar Bear Specialist Group (PBSG) estime à 26 000 le nombre d’individus, répartis en 19 unités de sous-population d’ours polaires dans la région circumpolaire arctique.
Les experts de l’UICN précisent toutefois que l’estimation de l’abondance de l’ours polaire est coûteuse et difficile, car les animaux sont souvent présents à de faibles densités dans des habitats très éloignés. Le recensement s’effectue généralement par voie aérienne et consiste à repérer « une petite tache légèrement jaune sur la glace de mer blanche », précise au New York Times Kristin Laidre, scientifique principale au Polar Science Center de l’Université de Washington, qui ajoute qu’un seul ours peut parcourir des centaines de kilomètres.
La perte de glace de mer arctique due au changement climatique, qui touche l’ensemble de leur aire de répartition, est la plus grande menace à laquelle ils doivent faire face. Le taux moyen de diminution de la superficie de la glace de mer d’été pour toutes les sous-populations est estimé à environ -14% par décennie. Et le manque de nourriture n’est pas la seule conséquence du phénomène. Selon une étude récente publiée dans Proceeedings of the Royal Society B, la perte de glace de mer entraîne une diminution de la diversité génétique chez toutes les espèces dépendantes de cette glace : chez les ours polaires de l’archipel du Svalbard, en Norvège, les auteurs de l’étude rapportent une perte de diversité génétique allant jusqu’à 10% sur une période de 20 ans en raison de la consanguinité due à la fragmentation de l’habitat.
Selon Simo Maduna, chercheur à l’Institut norvégien de recherche en bioéconomie et co-auteur de l’étude, ce manque de diversité génétique pourrait éventuellement conduire à l’incapacité de l’espèce à produire une progéniture fertile ou à résister aux maladies.
Une migration vers des ressources alimentaires plus abondantes
Un espoir demeure néanmoins quant à la survie de l’espèce. Un article paru au début de l’année dans The Telegraph rapporte que des résidents ont observé un « exode massif » des ours polaires de l’ouest de l’Alaska vers la Russie, et plus précisément dans la mer des Tchouktches. Un constat que certains considèrent comme une bonne nouvelle : si le phénomène se confirme par des preuves scientifiques, cela signifierait que les ours polaires n’ont pas été chassés de l’Alaska de par le manque de glace d’été, mais auraient plutôt été attirés pour des ressources alimentaires plus abondantes dans la mer des Tchouktches — qui n’étaient pas accessibles lorsque la couverture de glace était plus étendue.
En d’autres termes, la perte de glace constituerait dans ce cas « un avantage » pour l’espèce, qui selon certains spécialistes, a la capacité de s’adapter à des conditions environnementales changeantes. « Les ours peuvent supporter de passer moins de temps sur la glace de mer chaque année, car lorsqu’ils sont sur la glace, il y a suffisamment de phoques pour compenser les pertes, jusqu’à un certain point », a déclaré Eric Regehr, ancien biologiste de l’US Fish and Wildlife Service, qui travaille aujourd’hui à l’Université de Washington.
Par ailleurs, le Dr Robert Suydam, biologiste principal de la faune pour le North Slope Borough, à Utqiagvik, déplore que la presse et certains groupes environnementaux relayent souvent une image imprécise de la situation. « Ils estiment que les populations de la mer de Beaufort [ndlr : au nord de l’Alaska] ont considérablement diminué, mais ils ne tiennent pas compte du nombre d’ours qui se sont déplacés vers d’autres régions », précise-t-il. Sur l’île russe Wrangel, la population aurait ainsi considérablement augmenté : les scientifiques dénombrent 747 individus en 2020, contre 589 en 2017.
Une étude publiée en 2020 dans Nature Climate Change, présentait des prévisions très pessimistes pour ces animaux : poussées à jeûner de plus en plus longtemps de par la fonte de glace de mer, la quasi-totalité des populations d’ours polaires serait vouée à disparaître d’ici 2100, selon les auteurs de l’étude. Peut-être que les scientifiques ont finalement sous-estimé la résilience de ces grands mammifères et qu’il reste un infime espoir de voir perdurer l’espèce.