Quelques heures après avoir pénétré sur le sol ukrainien le 24 février, les forces russes ont pris possession de l’ancienne centrale nucléaire de Tchernobyl, faisant craindre un nouvel incident sur ce site profondément marqué par l’explosion de 1984. Bien que le réacteur à l’origine de l’explosion soit désormais recouvert d’une arche empêchant toute fuite radioactive, le site, de même qu’une large zone alentour (nommée « zone d’exclusion »), sont considérées comme les zones les plus radioactives au monde. Un paramètre que l’armée russe a de toute évidence sous-estimé.
Selon les propos de travailleurs ukrainiens se trouvant sur les lieux, rapportés par Reuters, les soldats russes qui se sont emparés du site ne possédaient pas d’équipement de radioprotection alors que leurs véhicules blindés remuaient sur leur passage le sol hautement toxique de la « forêt rouge » entourant la centrale — ainsi nommée depuis que les pins sont morts et ont complètement bruni sous l’effet de la radioactivité. Un comportement qualifié de « suicidaire » par les travailleurs de la centrale, qui ne sont pas autorisés à se rendre dans cette forêt contaminée.
Par ailleurs, les employés de l’usine rapportent qu’au cours des quelques semaines où ils partageaient le complexe avec les soldats russes, aucun d’entre eux n’a jamais utilisé un équipement qui les protégerait des radiations. « Quand on leur a demandé s’ils étaient au courant de la catastrophe de 1986, […] ils n’en avaient pas la moindre idée. Ils n’avaient aucune idée du type d’installation dans laquelle ils se trouvaient », a déclaré l’un des employés. Les spécialistes de l’armée russe formés à la gestion des radiations ne seraient arrivés sur le site qu’une semaine environ après l’arrivée des troupes — et ne portaient pas non plus d’équipement antiradiation !
Un retrait probablement motivé par l’état de santé des soldats
Le risque était pourtant bien réel. Le 27 février, l’Agence nationale ukrainienne de gestion de la zone d’exclusion a déclaré que le dernier enregistrement relayé par un capteur situé près des installations de stockage de déchets nucléaires — avant de perdre le contrôle du système — montrait que la dose de rayonnement était sept fois supérieure à la normale.
Selon les propos de Yaroslav Yemelianenko, un employé du Conseil public de l’Agence d’État ukrainienne pour la gestion des zones d’exclusion, plusieurs soldats auraient été amenés ces derniers jours à un centre médical spécialisé dans le traitement des radiations, à Gomel en Biélorussie. Le Daily Beast rapporte par ailleurs que des « bus fantômes » transportant des corps de soldats décédés de la Biélorussie vers la Russie auraient été aperçus. « Avec un minimum d’intelligence de la part du commandement ou des soldats, ces conséquences auraient pu être évitées », a ajouté Yemelianenko.
À noter que ces allégations n’ont pas été officiellement confirmées. Toujours est-il que cela pourrait expliquer pourquoi les troupes russes ont rapidement quitté les lieux hier soir : la Russie a officiellement transféré le contrôle de la centrale au personnel ukrainien. Energoatom — l’entreprise nationale de production d’énergie nucléaire, qui exploite l’ensemble des centrales ukrainiennes — a déclaré que les troupes « avaient paniqué au premier signe de maladie » qui « s’est manifestée très rapidement » et ont commencé à se préparer à partir, rapporte The Guardian. Les forces russes se sont également retirées de la ville voisine de Slavutych, où vivent les travailleurs de la centrale.
« En quittant la centrale nucléaire de Tchernobyl, les occupants russes ont pris avec eux des membres de la garde nationale qu’ils retenaient en otages depuis le 24 février », a précisé Energoatom sur son compte Telegram.
Une situation qui reste à éclaircir
Dans un communiqué daté du 31 mars, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) précise qu’elle n’a pas été en mesure de confirmer les informations selon lesquelles les forces russes auraient reçu de fortes doses de rayonnement alors qu’elles se trouvaient dans la zone d’exclusion.
Après plus d’un mois sur les lieux, nombre de ces soldats pourraient effectivement souffrir d’un empoisonnement aux radiations — d’autant plus qu’ils auraient creusé des tranchées dans le sol hautement contaminé. Selon l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, il faudrait être exposé pendant une année entière à 114 nanosieverts par heure (nSv/h) pour atteindre la limite d’exposition du public qui est fixée à 1 millisievert par an (mSv/an) en dehors des expositions médicales et naturelles. Pour les travailleurs du nucléaire, la limite réglementaire d’exposition est de 20 mSv/an.
Le 25 février, l’AIEA précisait dans un communiqué que l’organisme de réglementation ukrainien avait noté une augmentation du niveau des rayonnements (vraisemblablement due au passage des véhicules militaires), qui a atteint 9,46 microsieverts par heure — une valeur jugée sans danger pour le public. L’agence a néanmoins cessé de recevoir les données de surveillance du site depuis le 9 mars. C’est pourquoi elle s’emploie actuellement à récolter des informations supplémentaires, afin de fournir une évaluation indépendante de la situation. Elle a également précisé qu’elle s’apprêtait à envoyer sa première mission d’assistance et de soutien à Tchernobyl dans les prochains jours.
Le ministère russe de la Défense n’a, quant à lui, pas répondu aux demandes de commentaire sur l’éventuelle contamination de ses soldats.