Supraconductivité à température ambiante : un exploit qui sème le doute

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| M. Somayazulu et al.
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Il y a un an, une équipe de chercheurs américains déclarait avoir mis au point le premier supraconducteur fonctionnant à température ambiante. Leur article, publié dans Nature, décrit un système d’hydrure de soufre carboné transformé photochimiquement devenu supraconducteur à 15 °C, sous des pressions très élevées (d’environ 270 gigapascals). Cette avancée majeure a toutefois soulevé un certain scepticisme parmi la communauté scientifique. Jorge Hirsch, physicien à l’Université de Californie, à San Diego, évoque aujourd’hui des résultats « probablement frauduleux ».

La supraconductivité — soit l’absence de résistance électrique d’un matériau — n’est normalement observée qu’à des températures extrêmement froides. Les premiers supraconducteurs ont été obtenus à des températures proches du zéro absolu ; en 2016, une équipe a réussi à atteindre une température critique (Tc) supraconductrice supérieure à 200 K (-73 °C) pour l’hydrure de soufre. Depuis, plusieurs groupes de recherche travaillant avec des hydrures ont rapporté que ceux-ci devenaient supraconducteurs entre 200 K et 250 K à condition d’appliquer une pression vraiment intense.

Sur la base de ces résultats, Ranga Dias, physicien à l’Université de Rochester, et son équipe ont tenté d’aller encore plus loin, en ajoutant du carbone à l’hydrure de soufre. Ils ont ainsi réussi à élever la température supraconductrice à 287 K (soit 14°C environ). Certains scientifiques ont tenté de réitérer cet exploit, en vain. Par conséquent, Jorge Hirsch et d’autres physiciens restent sceptiques. « Il est facile de se laisser berner. Ce sont des expériences difficiles, réalisées sur des échantillons extrêmement petits sous une pression intense », déclarait-il récemment à Science.

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Des mesures magnétiques « anormales »

Pour confirmer qu’un matériau est supraconducteur, outre une chute caractéristique de la résistance électrique, les physiciens recherchent un deuxième indicateur révélateur, connu sous le nom d’effet Meissner ; ce phénomène décrit l’expulsion des champs magnétiques du matériau lorsqu’il est refroidi en dessous de Tc.

Or, la mesure de l’effet Meissner n’est pas possible dans les hydrures, car ils sont formés en quantités infimes au sein d’un dispositif appelé « cellule à enclumes de diamant » (ou DAC, pour diamond anvil cell), spécialement conçu pour soumettre un matériau à des pressions très élevées (jusqu’à 425 GPa !) ; ce dispositif est lui-même conçu à partir de matériaux magnétiques. Ainsi, les chercheurs travaillant sur les hydrures utilisent une autre propriété connue sous le nom de susceptibilité magnétique, qui correspond à la capacité d’un matériau à se magnétiser sous l’effet d’un champ magnétique.

supraconductivité hydrures
À pressions élevées, les chercheurs ont pu créer de nombreux hydrures supraconducteurs (en bleu), y compris l’hydrure de carbone et de soufre (CSH), dont la température critique s’approche de la température ambiante. Les théoriciens ont prédit d’autres composés hydrures supraconducteurs (en orange). La course est lancée pour trouver des versions stables à pression et température ambiantes. © Science

Dans l’étude de Dias, la susceptibilité magnétique de l’hydrure de carbone et de soufre (CSH) a fortement chuté à Tc, ce qui prouvait que le matériau expulsait des champs magnétiques. Mais l’expérience a montré que lorsque le matériau se refroidit en dessous de Tc, la susceptibilité magnétique augmente à nouveau. Et bien que d’autres équipes rapportent avoir observé ce comportement dans d’autres supraconducteurs à haute pression, Hirsch soutient que ce n’est pas normal. Pour lui, soit les données sont fausses, soit le matériau n’est pas supraconducteur. Pour Dias, cette augmentation apparente de la susceptibilité magnétique en dessous de Tc n’est qu’un artefact.

Le détracteur souligne par ailleurs que les données de susceptibilité magnétique obtenues pour le CSH ressemblent étrangement à d’autres données, tirées d’un article publié en 2009 dans Physical Review Letters, concernant la supraconductivité dans l’europium sous haute pression. Or, deux chercheurs ayant participé à cette étude, James Hamlin et James Schilling, évoquent tous deux aujourd’hui « des altérations des données » et il se peut que l’article soit retiré après vérification des mesures.

Une possible « fraude scientifique »

Le premier auteur de l’article sur l’europium, Mathew Debessai, était responsable des mesures de susceptibilité magnétique, et c’est également lui qui a effectué ces mesures pour l’étude de Dias. Or, Hirsch relève que certaines données sont « remarquablement similaires » entre les deux articles ; interrogé par Science, Debessai n’a pour l’instant fait aucun commentaire. Autre point contribuant à semer le doute : lorsque Hirsch a souhaité consulter les données brutes de l’expérimentation à l’automne 2020, Dias n’a pas donné suite à sa requête, arguant que son équipe travaillait à breveter leur travail et que ses avocats lui avaient déconseillé de divulguer les données.

Hirsch a fait part du problème à Nature et à la National Science Foundation, qui a financé cette recherche. Le 30 août dernier, Nature a alors joint une note à l’article de Dias : « Les éditeurs de Nature ont été alertés des restrictions d’accès non déclarées relatives aux données à l’origine de cet article. Nous travaillons avec les auteurs pour corriger la déclaration de disponibilité des données ». En septembre, Hirsch signe un article dans la revue Physica C: Superconductivity and its Applications, intitulé « Sur la susceptibilité magnétique d’un supraconducteur à température ambiante : anatomie d’une probable fraude scientifique », dans lequel il explique ses nombreux doutes à l’égard des travaux de Dias.

Alexander Goncharov, physicien à la Carnegie Institution for Science, a essayé à plusieurs reprises, mais en vain, de synthétiser le CSH en suivant la procédure indiquée par Dias ; il se dit tout aussi dubitatif que Hirsch. Son équipe et lui ont récemment réussi à synthétiser du CSH sous haute pression d’une autre manière ; ils n’ont toutefois pas testé la supraconductivité de leur échantillon.

Dias se défend : il affirme que Hirsch n’est pas un expert en physique des hautes pressions, ajoutant qu’il a l’habitude d’affirmer que la théorie BCS — sur laquelle repose la supraconductivité et lauréate du prix Nobel — est incorrecte. « Hirsch harcèle sans relâche les chercheurs en supraconductivité », dit-il. « Cela signifie que je suis motivé à examiner attentivement les preuves expérimentales et à les juger sur leurs mérites, au lieu de supposer qu’elles sont susceptibles d’être correctes parce que la théorie BCS prédit qu’elles le sont », rétorque Hirsch.

Dans une prépublication publiée le 4 octobre sur Research Square, le chimiste Vasily Minkov — qui soutient le travail de Dias — et son équipe de l’Institut de chimie Max Planck, rapportent avoir créé des DAC sans matériaux magnétiques, ce qui leur a permis de mesurer l’effet Meissner dans deux gros échantillons d’hydrures (H3S et LaH10) : ils auraient ainsi apporté la toute première « preuve sans ambiguïté » que la supraconductivité dans les hydrures est bien réelle. Mais ces résultats sont à nouveau mis en doute par Hirsch qui qualifie cette nouvelle analyse de « profondément imparfaite », remettant complètement en cause la supraconductivité des hydrures sous haute pression.

Même si les hydrures ont révolutionné la supraconductivité en augmentant la Tc, ces matériaux ne peuvent être fabriqués qu’en quantités infimes et nécessitent aujourd’hui des pressions beaucoup trop élevées pour envisager un usage pratique. C’est pourquoi la supraconductivité à température ambiante suscite tant d’intérêt. Mais tant que le sujet sera soumis à controverse, il y a peu de chance que les scientifiques parviennent à créer des supraconducteurs à température et pression ambiantes.

Source : Science

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