Les robots sont actuellement tellement présents autour de nous qu’il est légitime de se poser la question. Grâce aux progrès de l’intelligence artificielle, les machines autonomes peuvent reconnaître des images, du texte, des paroles, prendre des commandes, renseigner les clients, etc., et peuvent ainsi prendre en charge de nombreuses tâches habituellement confiées aux humains. Cela fait plusieurs années que les entreprises intègrent des machines dans leur personnel. Et pour cause : les robots sont rapides, inépuisables et ne se plaignent jamais ! Et selon un article de Bloomberg, la pandémie et la pénurie de main-d’œuvre qui a suivi incitent aujourd’hui les entreprises à recourir toujours plus aux robots.
Une récente enquête de la Réserve fédérale révèle qu’environ un tiers des entreprises américaines confrontées à des difficultés de recrutement mettent en œuvre ou explorent l’automatisation pour remplacer les travailleurs. David Zapico, PDG de la société de robotique Ametek Inc., qui fabrique des équipements d’automatisation pour les entreprises industrielles, confirme que son activité tourne actuellement à plein régime. « Les gens veulent supprimer le travail », a-t-il déclaré. Les dirigeants de Domino’s Pizza et d’Hormel Foods Corp ont eux aussi confié à Bloomberg qu’ils investissaient dans l’automatisation pour réduire les coûts de main-d’œuvre.
Récemment, nous évoquions le fait que McDonald’s s’est associé à IBM pour remplacer les employés du drive par une intelligence artificielle, une stratégie qui permettrait aux restaurants de la chaîne de réduire ses effectifs. Les célèbres chiens-robots de Boston Dynamics, déjà très impliqués dans l’armée et les forces de l’ordre américaines, peuvent aussi gérer certaines tâches agricoles, ou jouer le rôle de chiens de berger. Dans un autre registre, ils permettent de suivre l’avancement des chantiers de construction et ont permis d’évaluer les niveaux de radiation au sein de l’ancienne centrale nucléaire de Tchernobyl. Le point commun entre toutes ces tâches automatisées ? Leur nature pénible et/ou dangereuse.
Les travailleurs « peu instruits », premières victimes de l’automatisation
La robotique a également conquis la sphère privée : les robots-aspirateurs, les robots-laveurs de vitres, les robots-tondeurs, les robots-nettoyeurs de piscine, sont tout autant de gadgets qui nous évitent de nous astreindre à ces tâches répétitives, pénibles et peu réjouissantes. Par conséquent, on pourrait de prime abord se réjouir que des machines assument ces tâches à la place d’êtres humains, de surcroît lorsqu’elles permettent de préserver la santé et la sécurité des employés. Dernier exemple en date : le robot Ozmo, développé par Skyline Robotics, conçu pour astiquer les vitres des buildings new-yorkais – empêchant ainsi des êtres humains de prendre des risques.
Le problème est que nombre de ces tâches manuelles routinières sont occupées par des individus qui n’ont pu accéder à des emplois plus « épanouissants » — par manque d’opportunités dans un marché de l’emploi toujours plus tendu, ou plus simplement par manque de compétences leur permettant de prétendre à des postes plus intéressants ou « à responsabilité ». De ce fait, si la tendance se poursuit, les offres d’emploi se feront encore plus rares, « les inégalités augmenteront et les perspectives pour de nombreux travailleurs peu instruits ne seront pas très bonnes », avertit Daron Acemoglu, économiste au MIT.
« Brain Corp envisage un monde où la vie de chacun sera plus sûre, plus simple et plus enrichissante grâce aux robots. Ces robots seront aussi courants que les ordinateurs et les téléphones mobiles aujourd’hui », ce sont les mots d’Eugène Izhikevich, co-fondateur et PDG de Brain Corp, une entreprise spécialisée dans la conception de robots pour réaliser des tâches « ennuyeuses, sales ou dangereuses » (dixit le site de la société). Équipés de l’IA maison, les BrainOS, ses robots mobiles autonomes (AMR), sont capables d’évoluer au contact du public, évitent les obstacles et s’adaptent à l’évolution de leur environnement. Plus de 16 000 de ces robots sont actuellement déployés ; ils nettoient les sols, livrent des marchandises ou scannent les rayons des magasins pour contrôler les stocks. À ce jour, ils auraient ainsi cumulé l’équivalent de 6,8 millions d’heures de travail. Et le PDG se réjouit de couvrir désormais « 100 milliards de pieds carrés » avec sa flotte de robots.
Le marché des AMR avait augmenté de 27% en 2019. Si la pandémie a donné un coup de frein au secteur au premier semestre 2020, l’utilisation de la robotique automatisée a considérablement augmenté d’octobre 2020 à octobre 2021, et ce, dans un certain nombre de secteurs industriels, en particulier dans les hôpitaux (+2500%) et l’éducation (+426%). Cette adoption massive de l’automatisation serait due à la combinaison de trois critères : une économie du travail en pleine évolution, la pression de la pandémie et les progrès réalisés en matière d’IA.
Un emploi sur dix menacé par la robotisation ?
Au début des années 2000, le déploiement de caisses en libre-service dans les magasins français, comme dans le reste de l’Europe, a soulevé une vague d’inquiétude parmi les employés, qui se sont immédiatement sentis menacés. Vingt ans plus tard, force est de constater que ces caisses automatiques sont très appréciées des consommateurs par le gain de temps qu’elles procurent ; ces installations étant généralement réservées à un nombre restreint d’articles, les employés de caisse, quant à eux, sont heureusement toujours là. L’entrée récente des magasins Amazon Go (un concept de magasin sans caisse) sur le sol européen, au Royaume-Uni, suscite toutefois de nouvelles craintes : ce métier n’est-il finalement pas voué à disparaître, comme tant d’autres ?
Une étude menée par des chercheurs de l’Oxford Martin School, publiée en 2013, estimait que 47% des emplois risquaient d’être remplacés par des robots et l’intelligence artificielle aux États-Unis à une échéance de 20 années. Une enquête de l’OCDE, réalisée en 2016, a estimé que « seul » un emploi sur dix serait menacé par la robotisation dans les pays les plus industrialisés. « Mais qui peut prédire ce qui sera techniquement automatisable ? », souligne Gregory Verdugo, chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne, pour qui ces chiffres n’ont absolument aucun sens.
Aujourd’hui, des robots cuisinent des pizzas, d’autres s’occupent de frire les aliments dans les fast-foods. La start-up israélienne Tevel développe, quant à elle, des robots volants capables de cueillir des fruits directement sur les arbres. Plus récemment, la start-up canadienne Cobionix a présenté un robot capable d’administrer un vaccin sans aiguille.
« Ce qui est amusant, c’est que chacun croit qu’il n’est pas remplaçable par une vulgaire machine, mais je pense qu’à long terme, on finira tous par y passer », soutient Serge Abiteboul, chercheur au Département d’informatique de l’École normale supérieure, lorsqu’il évoque le fait qu’une part importante de la recherche scientifique est aujourd’hui confiée à l’intelligence artificielle. Car les tâches jugées plus « cognitives » et moins routinières commencent elles aussi à être remplacées peu à peu par l’IA : traduction de texte, conseil financier, écriture de scénarios, art graphique, etc.
Pas de phénomène de vases communicants entre les emplois perdus et créés
Presque n’importe quelle tâche est aujourd’hui automatisable et non plus uniquement les tâches dites répétitives. Pour l’économiste Gilles Saint-Paul, toute tâche peut se découper en une suite d’actions à accomplir strictement. « Le processus est repensé pour que les tâches non routinières soient remplacées par des tâches routinières automatisables. […] Une fois que l’on comprend bien une tâche, toutes peuvent devenir routinières », affirme-t-il.
Les entreprises recourent à l’automatisation pour augmenter leur productivité. Mais attention aux raccourcis : l’automatisation ne tue pas nécessairement l’emploi. Selon la théorie du déversement, établie par l’économiste française Alfred Sauvy dans les années 1980, le progrès technologique mène à une meilleure productivité, qui permet de baisser les prix de certains produits, ce qui provoque une hausse de la consommation, qui crée à son tour de nouveaux emplois pour les fabriquer. « Le passage du cheval à la voiture a mis les cochers au chômage, mais a aussi créé toute une industrie automobile. […] Il n’y a pas de modèle économique qui le garantisse, mais jusqu’ici l’innovation technologique n’a jamais tué l’emploi », a déclaré Gregory Verdugo.
À titre d’exemple, un rapport de Statistique Canada daté de novembre 2020, montre que les entreprises canadiennes qui emploient des robots ont également embauché davantage (15% de plus) de travailleurs humains. Sans compter qu’il faudra nécessairement quelques humains pour superviser le travail des robots, ne serait-ce que pour des questions d’éthique et de responsabilités juridiques ou morales — même si, à long terme, « on sera plus proche d’un humain pour 500 machines », estime Gilles Saint-Paul.
Cela dit, comme le souligne le rapport de l’OCDE, il n’y a pas de phénomène de « vases communicants » entre les emplois perdus par l’automatisation et les emplois qui seront éventuellement créés : les compétences exigées pour exercer les uns et les autres sont très différentes ! « Les savoirs-métiers accumulés pendant des années par des salariés expérimentés peuvent brutalement ne plus avoir beaucoup d’intérêt, dès lors que la machine prend en charge les tâches routinières. […] La reconversion des personnels pénalisés par la révolution robotique dans les nouveaux emplois de l’économie numérique ne sera pas aisée », conclut un rapport d’information établi au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, en 2019. Il est important de souligner que ce risque de « déqualification » des personnes concerne aussi les emplois qui sont aujourd’hui très qualifiés (radiologues, pilotes d’avion, etc.). Le fait est que si l’automatisation ne tue pas l’emploi, elle ne fera qu’augmenter encore et encore les inégalités.