Le jour même de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février, l’opérateur du réseau électrique ukrainien, Ukrenergo, s’est pour la première fois déconnecté du réseau exploité par la Russie. Cet essai de déconnexion visait à prouver que l’Ukraine pouvait fonctionner sur son propre réseau — une condition à remplir pour pouvoir se connecter au réseau européen. L’invasion par la Russie, survenue quelques heures à peine après le début des opérations, a coupé court à ce test. Les ingénieurs ont dès lors travaillé sans relâche pour raccorder l’Ukraine à l’Europe. Le 16 mars, l’Ukraine était officiellement connectée au réseau européen.
Ces dernières années, l’Europe a peu à peu bâti un réseau électrique interconnecté et solidaire : 305 000 kilomètres de lignes fonctionnent aujourd’hui sur la même fréquence (50 Hz), et plus de 400 interconnexions relient près de 600 millions de citoyens européens. Cette interdépendance permet de sécuriser l’approvisionnement en électricité à l’échelle du continent, limitant les risques de coupures — chaque pays pouvant recourir si nécessaire à des moyens de production situés dans les pays voisins. La France possède ainsi une cinquantaine de liaisons transfrontalières qui lui permettent d’importer et d’exporter de l’électricité.
Le raccordement de l’Ukraine était initialement prévu pour 2023, mais face à la situation, il est devenu urgent de connecter le pays au réseau européen. Le 16 mars, les deux systèmes électriques étaient officiellement synchronisés, « une étape historique pour les relations UE-Ukraine – dans ce domaine, l’Ukraine fait désormais partie de l’Europe », souligne dans un communiqué Kadri Simson, Commissaire européen pour l’énergie. C’est aussi un exploit technique : les ingénieurs et l’ensemble du personnel du Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité (ENTSO-E) ont réalisé en deux semaines seulement le travail d’une année.
Une agilité « sans précédent »
À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. C’est la première fois qu’un système de production d’énergie est synchronisé aussi rapidement. « Pour [les opérateurs de réseaux électriques], agir aussi rapidement et avec une telle agilité est sans précédent », a déclaré au Scientific American Paul Deane, chercheur en politique énergétique à l’University College Cork, en Irlande. À noter que l’Ukraine n’est pas la seule à avoir rejoint le réseau européen : la Moldavie a fait de même — les deux pays souhaitant ardemment se libérer de leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.
L’Ukraine envisageait d’adhérer au réseau européen depuis 2005 ; un accord signé en juin 2017 entre l’Ukraine et l’ENTSO-E engageait le fournisseur d’énergie ukrainien Ukrenergo à se synchroniser avec la zone synchrone d’Europe continentale d’ici 2023. Le projet impliquait notamment une restructuration du réseau de transport et la réhabilitation de quelques stations.
Mais les récents événements ont accéléré les choses : le 27 février, Ukrenergo a demandé à ENTSO-E l’autorisation de se connecter rapidement au réseau continental pour permettre à l’Ukraine d’assurer la sécurité d’approvisionnement de son système électrique alors que le réseau était complètement isolé — l’Ukraine ne s’étend pas raccordée comme prévu au réseau russe à l’issue de son essai de déconnexion. L’opérateur moldave, Moldelectrica, a fait la même demande le jour suivant.
L’Ukraine s’est soudainement retrouvée dans une situation très précaire, complètement livrée à elle-même d’un point de vue énergétique. Une situation aggravée par le fait que les attaques russes visaient les infrastructures énergétiques du pays, telles que la centrale nucléaire de Zaporijjia. Si le pays a tout de même pu assurer un approvisionnement constant en électricité jusqu’au 16 mars, c’est uniquement grâce à la chute de la consommation provoquée par la fuite de près d’un tiers de la population.
Une interconnexion protégée en partie par l’inertie de rotation
Une connexion d’urgence est une procédure particulièrement délicate, qui ne laisse pas droit à l’erreur. « Les services publics et les opérateurs de systèmes sont notoirement peu enclins à prendre des risques, car leur travail consiste à garder les lumières allumées, à assurer la sécurité de tous », explique au Scientific American, Laura Mehigan, chercheuse en énergie à l’University College Cork.
Le réseau électrique européen gère tout un lot d’infrastructures (centrales électriques, parcs éoliens et solaires), qui produisent et acheminent l’électricité vers d’autres infrastructures clés, tels que les transports publics ou les hôpitaux (en plus d’alimenter tous les foyers, bien entendu) ; il y a donc peu de place pour « l’expérimentation ». En d’autres termes, raccorder un nouveau réseau signifie qu’il doit fonctionner de manière fiable. Mais l’un des principaux défis à relever est la synchronisation des réseaux, qui consiste à aligner les fréquences de chaque installation de production d’énergie dans les systèmes de connexion — c’est indispensable pour pouvoir partager l’électricité. Ukrenergo, Moldelectrica et ENTSO-E ont brillamment accompli cette tâche la semaine dernière.
Mais si le partage du réseau électrique a des avantages, il a aussi des inconvénients : une panne ou un dysfonctionnement majeur de l’une des infrastructures de production peut potentiellement entraîner une variation de fréquence sur l’ensemble du réseau — pouvant elle-même endommager les appareils électriques qui y sont branchés. Fort heureusement, la majeure partie de l’électricité en Ukraine est produite par des centrales nucléaires : l’inertie de rotation des turbines protégeront momentanément le réseau en cas de panne majeure. Il faudrait en effet une variation importante et durable de la puissance pour modifier leur rotation ; elles ne sont en revanche pas affectées par de légères variations.
Raccordée au réseau européen, l’Ukraine peut désormais importer de l’électricité des pays voisins si nécessaire ; en revanche, elle ne peut pas encore en vendre. Elle doit tout d’abord se doter de compensateurs statiques synchrones, qui permettent d’améliorer la stabilité du courant électrique. En outre, la connexion faite en urgence n’est que partielle : si l’ensemble des centrales ukrainiennes étaient hors-service, la liaison ne pourrait suffire à elle seule à alimenter tout le pays. L’intégration complète de l’Ukraine au réseau européen ne pourra se faire qu’une fois la guerre terminée.