Sur les belles plages de sable fin, les algues ne sont généralement pas les bienvenues. Ces plantes marines sont vues comme des parasites indésirables. Pourtant, ce sont des végétaux particulièrement utiles à l’Homme ; elles entrent par exemple dans la composition d’un plat traditionnel gallois (le laverbread) ou des makis japonais, mais on les utilise également pour la fabrication d’engrais. Aujourd’hui, on considère qu’elles pourraient même être une solution de choix pour nettoyer notre planète.
En Bretagne, on récolte le varech, aussi appelé goémon – le mélange d’algues diverses que l’on retrouve amassées sur les plages à marée basse – pour fabriquer des engrais. Dans l’industrie, les algues sont également transformées en plastiques recyclables. Et leur potentiel ne s’arrête pas là : les algues pourraient nettoyer les océans, restaurer la biodiversité et augmenter la productivité de l’aquaculture. Elles pourraient aspirer le dioxyde de carbone de l’air et aider à freiner l’émission d’autres gaz à effet de serre. Certains chercheurs pensent ainsi que ces plantes sont cruciales pour sauver la civilisation.
Un haut potentiel alimentaire et industriel
Du point de vue de la biologie, les algues ne constituent pas un groupe unique ; elles appartiennent à plusieurs groupes phylogénétiques très différents. La base de données AlgaeBase recense près de 72’500 espèces d’algues différentes. Les espèces les plus connues (le nori utilisé pour les makis, le fucus et le varech) appartiennent à l’un des trois groupes d’algues communément appelés rouges, brunes et vertes. Beaucoup d’entre elles sont déjà cultivées à petite échelle ou récoltées à l’état sauvage, principalement pour être utilisées dans l’alimentation ou comme matière première de produits chimiques. La polyvalence des algues en fait un matériau incroyablement précieux.
Manger des algues est très bénéfique pour la santé, mais sa consommation diffère selon les régions du globe. Très consommées en Asie du Sud-est (Chine, Japon et Corée), elles ne font en revanche pas vraiment l’unanimité dans les pays occidentaux. Pourtant, beaucoup de gens ingèrent encore des algues, ou des extraits d’algues, sans s’en rendre compte. La tendance végan a poussé de nombreux fabricants de produits alimentaires à remplacer les ingrédients d’origine animale, comme la gélatine, par des extraits d’algues. Les épaississants utilisés dans les sauces et les yaourts, par exemple, sont faits de carraghénanes, des composés trouvés dans les algues rouges. Souvent désignés par la mention « E407 » dans la liste des ingrédients, ils entrent également dans la composition de nombreux produits cosmétiques, comme le dentifrice par exemple.
En dehors de l’industrie alimentaire, les algues sont également de plus en plus utilisées dans d’autres industries : leurs molécules à longue chaîne sont idéales pour fabriquer des substituts plastiques, et certains de ces bioplastiques sont déjà sur le marché. La start-up britannique Notpla, par exemple, utilise un mélange d’algues et de plantes pour fabriquer des matériaux alternatifs au plastique des bouteilles d’eau.
Une ressource jusqu’à présent peu ou mal exploitée
Malgré tout ce potentiel, la récolte et l’exploitation des algues demeurent une activité de niche. Une étude publiée en 2017 rapportait que seule une trentaine de pays dans le monde récoltaient activement des algues sauvages, à hauteur de 800’000 tonnes par an. C’est peu comparé aux autres cultures : à titre de comparaison, selon les chiffres de la Food and Agriculture Organization, en 2018, les agriculteurs de plus de 60 pays ont cultivé plus de 2,5 millions de tonnes de cerises !
Par ailleurs, certaines algues sauvages ont été largement surexploitées. Aux Cornouailles par exemple, l’algue rouge appelée mousse d’Irlande (Chondrus crispus), particulièrement riche en carraghénanes, a quasiment disparu suite à des années de récolte intensive. Face à ce constat et pour augmenter la production d’algues, certains se lancent dans la mise en place de fermes d’algues. Aux États-Unis, une organisation à but non lucratif appelée GreenWave forme ainsi des producteurs d’algues depuis 2014. Au Royaume-Uni, SeaGrown a récemment lancé une ferme commerciale en mer du Nord.
Le potentiel de ce type d’aquaculture en haute mer est énorme : un rapport publié en 2019, intitulé « The future of food from the sea », rédigé par un groupe international qui prône une utilisation durable de l’océan, décrit en effet un brillant avenir pour les algues. Le rapport estime que l’océan pourrait fournir 364 millions de tonnes de protéines animales par an, principalement sous forme de poissons et de crustacés. C’est plus des deux tiers de la quantité nécessaire pour nourrir les 9,1 milliards d’êtres humains attendus d’ici 2050 ! Or, les algues sont cruciales pour parvenir à ce résultat.
Dans quelle mesure les algues sont-elles si importantes ? Pour commencer, les experts soulignent que les fermes d’algues peuvent parfois améliorer la pêche sauvage en créant des habitats artificiels. En effet, elles s’intègrent bien avec d’autres cultures et récoltes marines. Ainsi, les fermes de GreenWave combinent le varech avec les élevages de moules, de pétoncles et d’huîtres. Le varech fournit un abri aux mollusques et crustacés qui, à leur tour, éliminent l’excès d’azote de l’eau. De même, dans l’archipel des îles Kiribati, au milieu de l’océan Pacifique, les insulaires cultivent des algues aux côtés du chano (ou « poisson-lait ») et des concombres de mer.
Non seulement ces fermes promettent des rendements alimentaires importants et variés, mais elles peuvent également restaurer les écosystèmes. En effet, de nombreuses espèces marines s’abritent dans les lignes d’algues, et celles-ci maintiennent l’équilibre de l’eau. Par exemple, si l’eau devient trop riche en nutriments et minéraux, des espèces d’algues nuisibles se développent rapidement et appauvrissent l’eau en oxygène, ce qui tue les poissons. Les algues cultivées peuvent absorber les nutriments en excès, ce qui permet de pallier le problème ; elles peuvent également restaurer l’oxygène et ainsi lutter contre l’acidification des océans.
Un autre atout de la culture d’algues marines est qu’elle nécessite beaucoup moins d’entretien que l’agriculture terrestre ! Il suffit de lignes lestées, ensemencées d’algues, flottant à quelques mètres sous la surface, attachées à des bouées pour pouvoir être déplacées. Les algues sont laissées ainsi pendant quelques mois, sans aucun ajout d’engrais, puis récoltées par arrachage. Les spécialistes estiment nécessaire d’agrandir ce type de fermes, qui sont aujourd’hui confinées dans des régions « abritées », comme des criques ou des estuaires. Une étude publiée dans la revue Cell en 2019 estimait que 48 millions de kilomètres carrés de l’océan pourraient être consacrés à la culture d’algues, ce qui profiterait à 77 pays ! Alors que la demande de nourriture augmente constamment, ces algues pourraient devenir une composante majeure de notre alimentation. Développée rapidement à l’échelle mondiale, la culture d’algues pourrait même contribuer à ralentir, voire stopper le réchauffement climatique…
Des fermes marines pour piéger le CO2
À l’heure actuelle, l’élevage d’animaux est l’une des sources les plus importantes de gaz à effet de serre. Selon le GIEC, les émissions de méthane issues du bétail représentaient 16% des émissions de gaz à effet de serre en 2015. Or, plusieurs études ont démontré que l’ajout d’algues à l’alimentation des ruminants – notamment un genre d’algues rouges appelé Asparagopsis – permet de réduire leurs émissions de méthane. Une expérience réalisée sur une douzaine de vaches, menée par des chercheurs de l’Université de Californie à Davis, a fourni des résultats spectaculaires : en trois semaines, les émissions de méthane ont chuté jusqu’à 67% !
Mais le méthane n’est pas le seul ennemi de notre atmosphère : c’est surtout le dioxyde de carbone, qui joue le premier rôle dans le réchauffement climatique et qui est à l’origine de l’élévation du niveau de la mer. Mais là encore, les algues pourraient être salutaires. Pour commencer, comme tous les végétaux, les algues sont capables de photosynthèse, elles peuvent donc extraire le CO2 de l’atmosphère. Une étude publiée en 2017 a montré que les fermes d’algues étaient capables de consommer 2,8 millions de tonnes de CO2 chaque année. Pas aussi efficace que les forêts terrestres (qui évitent l’émission de plus de 3’600 tonnes de CO2 par km², contre « seulement » 1500 tonnes pour les algues), certes, mais il y a beaucoup plus d’espace inutilisé disponible pour les nouvelles plantations d’algues que pour les forêts !
L’avenir du CO2 consommé par les algues dépend ensuite de la manière dont nous les exploiterons. Si nous les mangeons, le carbone retournera dans l’air en quelques mois. Les algues peuvent aussi être transformées en biocarburants, pour remplacer le pétrole et le gaz, mais cela libérera encore du CO2 dans l’atmosphère… Selon les climatologues, un seul scénario permettrait d’empêcher la température mondiale moyenne d’augmenter de plus de 2°C : éliminer le CO2 de l’air et l’enfouir sous terre. Mais cela nécessiterait beaucoup de terres, et menacerait au passage la biodiversité et les approvisionnements alimentaires. La culture d’algues à grande échelle pourrait être la solution…
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Tim Flannery, paléontologue à Australian Museum de Sydney, connu pour son combat contre le changement climatique, propose de mettre en place d’immenses fermes d’algues dans l’océan, puis de laisser couler la biomasse dans les profondeurs, avec tout le CO2 qu’elle aura absorbé. L’idée a déjà été évoquée en 2012 : une étude démontrait que « des forêts de macroalgues couvrant 9% de la surface de l’océan dans le monde, pourraient produire suffisamment de biométhane pour remplacer tous les besoins actuels en énergie fossile, tout en éliminant 53 milliards de tonnes de CO2 par an de l’atmosphère ». Aujourd’hui, Flannery cherche à rassembler des experts pour déterminer si l’idée est viable et surtout, comment procéder. « Nous sommes dans une phase de pause, essayant d’obtenir le financement nécessaire pour tenir la réunion », précise Flannery, qui ajoute que la pandémie actuelle s’est aussi imposée comme un ralentisseur imprévu du projet…
Le militant écologiste admet que de nombreux problèmes potentiels sont à évoquer : par exemple, à grande échelle, est-ce que cela perturbera le cycle de l’azote dans le monde ? Y aura-t-il des problèmes d’anoxie dans l’océan profond, si l’on introduit tant de matériaux en décomposition ? Les coûts ne seront-ils pas trop considérables ? Lors d’une conférence en 2019, où son idée a été présentée, Peter Liss, chercheur britannique en sciences de l’environnement, a par ailleurs soulevé l’objection selon laquelle les algues libèrent des gaz contenant des halogènes qui pourraient interférer avec la chimie atmosphérique. Si l’idée est très séduisante et prometteuse, de nombreux points restent donc à éclaircir avant une éventuelle mise en place de fermes d’algues à grande échelle. En attendant, la prochaine fois que vous marcherez pieds nus sur les algues, ne prenez plus un air dégoûté : rappelez-vous qu’elles peuvent potentiellement sauver l’humanité…