En psychologie sociale, la « signalisation vertueuse de la victime » désigne un comportement par lequel une personne cherche à attirer l’attention en mettant en avant ses malheurs tout en se présentant comme moralement supérieure. Autrement dit, il s’agit d’une stratégie sociale visant à afficher ses vertus tout en soulignant ses souffrances. Mais pourquoi ces individus adoptent-ils ce comportement ? Des chercheurs se sont penchés sur cette question pour mieux comprendre les mécanismes sous-jacents et les motivations qui les poussent à attirer l’attention. Leur étude révèle une corrélation entre ces comportements et ce que l’on appelle la tétrade noire (ou tétrade sombre) des traits de personnalité.
La tétrade noire regroupe quatre traits de personnalité socialement aversifs : le narcissisme, le machiavélisme, la psychopathie et le sadisme. À noter qu’elle se distingue de la triade sombre, plus connue, qui n’inclut pas le sadisme. Cette dernière se limite aux trois premiers traits, souvent étudiés ensemble pour leur rôle dans les interactions sociales problématiques. L’ajout du sadisme dans la tétrade permet d’élargir l’analyse aux comportements impliquant une jouissance active dans la souffrance infligée à autrui.
Le narcissisme se manifeste par un ego exacerbé et un besoin constant d’admiration. Le machiavélisme se caractérise par une tendance à la manipulation calculatrice. La psychopathie, quant à elle, est marquée par une absence d’empathie, tandis que le sadisme reflète une satisfaction à infliger de la souffrance, tant sur le plan psychologique que physique.
Des études précédentes avaient déjà établi un lien entre la signalisation de la victime vertueuse, le machiavélisme et le narcissisme. Mais qu’en est-il du sadisme ? C’est la question qu’ont explorée des chercheurs de l’Université d’Édimbourg. « J’ai voulu comprendre pourquoi certaines personnes affichent leur vertu de manière ostensible tout en se déclarant victimes. Quelle est la récompense ? Et qui se livre à ce type de comportement ? Est-ce le fait de personnes réellement vertueuses ayant subi des préjudices ? Ou bien de celles qui maîtrisent l’art de simuler ces états ? », s’interroge Timothy Bates, professeur de psychologie à l’Université d’Édimbourg, dans un entretien avec PsyPost.
Une étude en trois phases pour cerner les mécanismes
Les travaux de Bates et de son équipe, publiés dans la revue Personality and Individual Differences, se sont articulés autour de trois volets distincts et ont mobilisé un échantillon de 1 500 participants au Royaume-Uni. Dans un premier temps, les chercheurs ont tenté de confirmer les résultats d’études antérieures mettant en évidence la corrélation entre la signalisation de la victime vertueuse et les traits de narcissisme et de machiavélisme. Ils ont pour cela soumis 750 participants à une série de questionnaires détaillés. Après avoir analysé les données en tenant compte de facteurs tels que les problèmes de santé physique ou mentale, ils ont confirmé que ces deux traits étaient bien associés à ce type de comportement.
La seconde phase de l’étude s’est concentrée sur la victimisation interpersonnelle, une approche visant à analyser un éventail plus large de comportements liés à la signalisation de la victime vertueuse. Cette étape incluait également une mesure de l’estime de soi. Les résultats ont corroboré ceux de la première phase : le narcissisme et le machiavélisme se sont révélés être les principaux prédicteurs de ces comportements, tandis que l’estime de soi n’avait pas d’impact significatif.
Enfin, dans la troisième phase, les chercheurs ont examiné le rôle du sadisme. Ils ont développé une échelle spécifique pour mesurer la victimisation et inclure des comportements tels que la participation à des humiliations publiques. Cette dernière partie de l’étude, menée auprès de 442 participants ayant également pris part à la seconde phase, a permis de montrer que, bien que les individus sadiques ne se considèrent pas comme des victimes vertueuses, ils prennent plaisir à humilier autrui par pur intérêt personnel.
Des comportements à ne pas prendre au pied de la lettre
Les travaux de Bates soulignent que le machiavélisme reste le principal prédicteur de la signalisation de la victime vertueuse. Cependant, les chercheurs mettent en garde contre une interprétation simpliste de ces comportements. « Il est important d’analyser les motivations profondes derrière de tels actes. À terme, ces recherches pourraient contribuer à mieux comprendre ces comportements et à envisager des recommandations pour en limiter les conséquences négatives », conclut l’équipe.
Les liens entre ces traits de personnalité et d’autres domaines de la vie sociale suscitent également un intérêt croissant. Ainsi, en avril 2022, des chercheurs de la Queensland University of Technology, en Australie, ont même établi une corrélation entre la tétrade noire et l’attrait pour les cryptomonnaies.
Décrypter les motivations derrière ces comportements
Ces travaux mettent en lumière des comportements complexes, souvent jugés à tort comme étant de simples exagérations ou des tentatives maladroites d’attirer l’attention. Les personnes présentant les traits de la tétrade noire – et en particulier celles qui recourent à la signalisation vertueuse de la victime – ne sont pas nécessairement conscientes des dynamiques psychologiques qui les animent. Ces traits ne se réduisent pas à une caricature d’égoïsme ou de malveillance ; ils traduisent souvent une stratégie profondément ancrée pour gérer leurs relations sociales, se protéger ou asseoir un certain pouvoir.
Comprendre ces individus nécessite une approche nuancée, qui ne se limite pas à la condamnation morale. Bien qu’ils puissent parfois engendrer des conflits ou manipuler leur entourage, ces comportements sont aussi le reflet de blessures, d’insécurités ou de besoins non comblés. En approfondissant ces mécanismes, la psychologie sociale ne vise pas seulement à diagnostiquer, mais à éclairer les enjeux qui sous-tendent ces comportements, à la fois pour les individus concernés et pour les sociétés dans lesquelles ils évoluent.
À terme, ces recherches pourraient permettre de développer des outils pour mieux interagir avec ces personnalités et prévenir les tensions qu’elles génèrent. En mettant l’accent sur la compréhension et non sur le jugement, elles ouvrent la voie à une société plus éclairée, capable d’affronter la complexité des relations humaines sans simplification réductrice.