Des chercheurs développent des « bio-ordinateurs » à base d’organoïdes cérébraux

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Zoom sur un organoïde cérébral. | YouTube/Frontiers
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Bien que l’intelligence artificielle possède des capacités parfois impressionnantes, le cerveau humain demeure sans égal. Il est capable d’effectuer plusieurs tâches simultanément et s’avère plus performant pour prendre des décisions logiques complexes — et ce, en nécessitant beaucoup moins d’énergie que les algorithmes d’apprentissage automatique. Pour pallier ces différences, des chercheurs de l’Université Johns Hopkins tentent de concevoir des « bio-ordinateurs » basés sur des organoïdes cérébraux.

Cela fait près de deux décennies que les scientifiques cultivent des organoïdes en laboratoire. Ces organes miniatures, qui imitent la structure et les fonctions des véritables organes humains, sont très utiles pour la recherche médicale : ils aident à mieux comprendre les organes et les maladies qui les affectent et permettent de tester de nouveaux médicaments ou d’effectuer diverses expérimentations. Thomas Hartung, professeur de sciences de la santé environnementale à la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health, et ses collègues s’intéressent en particulier aux organoïdes cérébraux.

À partir de cellules de peau humaine reprogrammées en cellules souches, puis en cellules cérébrales, ils ont réussi à créer leurs premiers « mini cerveaux » fonctionnels en 2012. Chaque organoïde contient 30 000 à 50 000 cellules — soit environ la taille du système nerveux d’une mouche drosophile. Ils envisagent à présent de construire un ordinateur reposant sur ces organoïdes, afin d’exploiter toute la puissance de calcul du cerveau humain. « La bio-informatique est un effort considérable pour comprimer la puissance de calcul et accroître son efficacité afin de dépasser les limites technologiques actuelles », a déclaré Hartung.

« Intelligence organoïde » : vers une révolution de l’informatique biologique

Chaque cerveau a une capacité de stockage estimée à 2500 To, basée sur 86 à 100 milliards de neurones ayant plus de 1015 connexions. Certes, le cerveau humain est plus lent que les machines pour traiter des informations simples, mais ils les surpassent de loin pour traiter les informations complexes. Il se trouve que le cerveau est plus apte à traiter des données peu nombreuses et/ou incertaines et peut effectuer à la fois un traitement séquentiel et parallèle. En 2013, le quatrième plus gros ordinateur du monde mettait 40 minutes à modéliser 1 seconde de 1% de l’activité cérébrale d’un humain, rappellent les chercheurs dans Frontiers in Science.

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Image agrandie d’un organoïde cérébral produit dans le laboratoire de Thomas Hartung ; les neurones apparaissent en magenta, les noyaux cellulaires en bleu et d’autres cellules de soutien en rouge et vert. © Jesse Plotkin/Université Johns Hopkins

Hartung et ses collaborateurs envisagent aujourd’hui de tirer parti de l’extraordinaire puissance de traitement et de la capacité de stockage de notre cerveau. Un bio-ordinateur alimenté par des cellules cérébrales humaines élargirait de manière exponentielle les capacités de l’informatique moderne. En particulier, il permettrait de traiter des calculs complexes plus rapidement qu’un cerveau humain, mais avec une bien moindre consommation d’énergie.

À titre d’exemple, Hartung évoque le supercalculateur « Frontier », hébergé à l’Oak Ridge National Laboratory : en juin 2022, avec une vitesse de traitement de 1,1 exaFLOPS, il est devenu le supercalculateur le plus rapide au monde, dépassant pour la première fois la capacité de calcul d’un cerveau humain (dont la performance estimée avoisine 1 exaFLOPS)… mais en utilisant un million de fois plus d’énergie (21 MW vs. 10-20 W) !

Ce nouveau domaine de recherche, que l’équipe nomme « intelligence organoïde », nécessite de transformer les organoïdes cérébraux actuels en structures plus complexes et durables, enrichies de plusieurs types de cellules et de gènes associés à l’apprentissage et à la mémoire. « Les organoïdes cérébraux actuels contiennent des dizaines de milliers de cellules, mais pour prendre en charge des calculs sophistiqués, nous visons à porter ce nombre à 10 millions », précisent les chercheurs.

système intelligence organoïde
Architecture d’un système d’intelligence organoïde pour l’informatique biologique. © L. Smirnova et al.

Il sera également nécessaire de développer des vaisseaux sanguins artificiels pour maintenir les organoïdes en vie et en bonne santé. L’usage de systèmes microfluidiques permettrait dans ce cas non seulement d’assurer leur survie, mais aussi d’instaurer une communication par signalisation chimique spatio-temporelle.

L’équipe envisage des interfaces complexes en réseau, dans lesquelles les organoïdes cérébraux seraient connectés à des capteurs et à des dispositifs d’entrée/sortie de nouvelle génération et à des systèmes d’apprentissage automatique. Ils seraient aussi connectés entre eux et avec des organoïdes sensoriels (par exemple, des organoïdes rétiniens). Ceci nécessitera bien sûr de développer de nouveaux algorithmes et interfaces de communication.

Un domaine qui aiderait à élucider les troubles du développement et neurologiques

« Cette technologie promet des avancées sans précédent en termes de vitesse de calcul, de puissance de traitement, d’efficacité des données et de capacités de stockage, le tout avec des besoins énergétiques moindres », résument les chercheurs. Et pour que cette intelligence organoïde se développe d’une manière éthiquement et socialement responsable, un consortium diversifié de scientifiques, de bioéthiciens et de membres du public a été intégré à l’équipe.

À noter par ailleurs que ces recherches ne serviront pas uniquement à la création d’ordinateurs ultrapuissants ; l’intelligence organoïde pourrait en effet contribuer à élucider la physiopathologie des troubles du développement neurologique et de la neurodégénérescence (comme la démence ou la maladie de Parkinson) et à trouver de nouveaux traitements. Elle permettrait également d’éclairer certaines caractéristiques du développement des cerveaux considérés comme neuroatypiques.

« Les outils que nous développons vers le calcul biologique sont les mêmes qui nous permettront de comprendre les changements dans les réseaux neuronaux spécifiques à l’autisme, sans avoir à utiliser des animaux ou à accéder aux patients, de comprendre les mécanismes sous-jacents qui expliquent pourquoi les patients ont ces problèmes de cognition et ces déficiences », explique Lena Smirnova, professeure adjointe de santé environnementale et d’ingénierie à Johns Hopkins et première auteure de l’étude présentant ce nouveau domaine de recherche.

La mise sur le marché de bio-ordinateurs n’est cependant pas pour demain. Selon Hartung, cela pourrait prendre des décennies avant que l’intelligence organoïde puisse alimenter un système aussi intelligent qu’une souris. Mais si les efforts de développement sont réalisés dès à présent, les premiers prototypes pourraient apparaître au cours de notre vie.

Source : L. Smirnova et al., Frontiers in Science

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