Au cours des deux dernières décennies, les investissements dans les technologies d’interface cerveau-ordinateur (BCI) ont grimpé en flèche. Alors que le marché était jusqu’à il y a peu dominé par des laboratoires médicaux spécialisés, le secteur suscite désormais un vif intérêt pour les géants de la tech. Cependant, si certains enregistrent majoritairement des réussites, d’autres, tels que Neuralink, suscitent aussi la controverse pour des raisons d’éthique, de transparence et de sécurité. Afin d’en savoir plus, nous avons enquêté sur les dernières avancées de ces entreprises en matière de BCI et réalisé un comparatif de leurs résultats, avec l’appui d’un expert.
La paralysie est une affection multifactorielle touchant des millions de personnes dans le monde. Alors que ces personnes montrent souvent une activité corticale associée aux mouvements, la transmission vers les centres d’exécution moteurs est perturbée, empêchant toute fonction motrice. Dans l’espoir de les restaurer, les interfaces cerveau-ordinateur (« Brain Computer Interface », ou BCI) — interfaces cerveau-machine, ou encore « interfaces neuronales directes » — constituent un domaine de recherche très actif.
En effet, les BCI peuvent constituer un lien de communication directe et bidirectionnelle entre le cerveau et un dispositif électronique. Ils pourraient aider un utilisateur paralysé à reprendre le contrôle de ses mouvements. Ces dispositifs interceptent entre autres les signaux corticaux moteurs, de sorte à contourner les membres affaiblis et contrôler directement un centre de contrôle électronique. Ce dernier peut ensuite initier une rétroaction de sorte à faire bouger les membres affectés.
« Une avancée importante est l’intégration du retour sensoriel tactile en délivrant une stimulation électrique au cortex somatosensoriel, ainsi que le décodage du signal du cortex moteur », a expliqué à Trust My Science Nicholas Hatsopoulos, professeur au département de biologie et d’anatomie des organismes du Comité sur les neurosciences computationnelles et la neurobiologie à l’Université de Chicago. « Ce type de système est appelé BCI bidirectionnel, car les informations sont lues depuis le cerveau (c’est-à-dire depuis le cortex moteur) et écrites dans le cerveau (c’est-à-dire dans le cortex somatosensoriel) », a-t-il ajouté en réponse à nos questions.
Hatsopoulos et son équipe travaillent actuellement sur de tels systèmes, qui se sont déjà montrés prometteurs pour la rééducation de personnes souffrant de déficiences motrices. D’autres applications, telles que la stimulation de la capacité de travail (physique ou cognitive) et les jeux vidéo sont également envisagées.
Des investissements en constante croissance
En vue des perspectives d’application, les investissements dans le domaine ne cessent d’augmenter. On estime qu’ils s’élèvent aujourd’hui à 1,81 milliard de dollars et pourraient atteindre 2,95 milliards de dollars d’ici 2028. D’ici 2025, le nombre de personnes susceptibles de bénéficier d’une assistance BCI pourrait atteindre 50 millions, principalement concentrée dans les pays à revenu élevé. Cette croissance est aussi corrélée à l’augmentation de la prévalence des maladies neurodégénératives.
Si le marché est actuellement dominé par l’Amérique du Nord, le sous-marché à la croissance la plus rapide est celui de l’Asie Pacifique. De récents rapports ont d’ailleurs révélé que 35 % des demandes de brevets au niveau mondial pour les technologies BCI proviennent de la Chine, tandis que 30 % et 10 % émanent des États-Unis et du Japon, respectivement. Parmi les principaux acteurs figurent notamment NeuroSky, CompuMedics, Natus Medical et Blackrock Neurotech pour les États-Unis, la société Neeuro à Singapour, les laboratoires Shimuzu et Yagi au Japon ainsi que des instituts semi-gouvernementaux chinois.
Mis à part ces instituts spécialisés, de nouveaux venus se sont depuis peu fait remarquer sur la scène des technologies BCI. Il s’agit de grands acteurs de la tech qui ont investi dans la technologie par le biais d’entreprises telles que Neuralink et Precision Neuroscience, créées respectivement par Elon Musk (également PDG de Tesla, SpaceX et X) et Benjamin Rapoport, qui a d’ailleurs initialement contribué à la fondation de Neuralink. De leur côté, Bill Gates (fondateur de Microsoft) et Jeff Bezos (fondateur d’Amazon et de Blue Origin) ont investi dans la start-up Synchron. Cependant, alors que leur présence sur le marché des BCI est relativement récente, ces entreprises évoluent à une vitesse impressionnante — ce qui semble susciter le débat, du moins pour l’une d’entre elles.
Plus de sensibilité pour les BCI invasives
Les systèmes BCI sont catégorisés selon la manière dont ils interagissent avec le cerveau. Les BCI passives décodent les états affectifs ou cognitifs involontaires du cerveau, tandis que celles actives impliquent directement l’activité cérébrale induite par une intention volontaire de l’utilisateur.
D’autre part, la manière dont les signaux sont enregistrés permet également de catégoriser les BCI en systèmes invasifs ou non. Les BCI non invasives exploitent généralement l’électroencéphalogramme, par le biais d’électrodes placées à la surface du crâne. Plus récents, d’autres dispositifs se basent sur la spectroscopie fonctionnelle proche infrarouge (fNIRS), la magnétoencéphalographie (MEG), l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) et l’échographie Doppler transcrânienne fonctionnelle. De leur côté, les BCI invasives consistent en général en des électrodes intracorticales et des électrocorticographies (ECoG). Cette intervention interne permettrait d’obtenir un meilleur rapport signal/bruit, ainsi qu’une précision supérieure quant à localisation de l’activité cérébrale.
Le BCI baptisé Telepath de Neuralink est un dispositif invasif bidirectionnel ciblant l’activité de neurones individuels. Des études ont suggéré que les données provenant des neurones individuels sont nécessaires au décodage des processus complexes sous-tendant la pensée. Pour ce faire, Thelepath consiste en une puce de la taille d’une pièce de monnaie entièrement implantable et sans fil (externe). Elle comprend 64 fils polymères flexibles, permettant d’interagir avec 1024 sites d’enregistrement de l’activité cérébrale. Ce nombre est nettement supérieur à celui du dispositif de Blackrock Neurotech, le seul autre BCI ciblant les neurones individuels à avoir été implanté à long terme chez l’humain.
Neuralink vante d’ailleurs la flexibilité de ses fils de polymère, qui permettraient à son système de disposer d’une meilleure bande passante pour la communication cerveau-machine. En outre, l’entreprise a mis au point un robot spécial capable d’insérer les fils dans le cerveau en une fraction de seconde. « L’avantage de ce système par rapport au système Synchron est qu’il utilise des électrodes implantées dans le cerveau et enregistre les signaux des neurones individuels, ce qui peut fournir un contrôle plus précis », nous explique Hatsapoulos dans un courriel.
Les premiers résultats des essais cliniques de l’entreprise ont été annoncés le mois dernier. Selon l’entreprise, l’implant aurait déjà permis à son premier utilisateur de déplacer le curseur sur un écran d’ordinateur. Une vidéo a également été publiée sur la chaîne YouTube de l’entreprise, montrant ce même patient, tétraplégique, jouer à un jeu vidéo par la pensée.
De leur côté, Precision Neuroscience et Synchron misent sur les dispositifs moins invasifs. Celui de Synchron est un dispositif endovasculaire mini-invasif, permettant d’insérer des électrodes à travers la veine jugulaire jusqu’au sinus sagittal supérieur. Baptisé Stentrode With Thought-Controlled Digital Switch (SWITCH), l’implant a été testé l’année dernière sur un groupe de patients atteints de paralysie bilatérale sévère des membres supérieurs et de sclérose latérale amyotrophique, ainsi que de sclérose latérale primaire.
« Le système Synchron ne peut probablement pas enregistrer à partir de neurones individuels, mais plutôt à partir de populations de neurones, car les électrodes ne sont pas dans le cerveau, mais dans les vaisseaux sanguins les plus éloignés des neurones. Il est probable que le contrôle ne soit pas aussi précis [que le dispositif Neuralink] », estime le neuroscientifique. Néanmoins, il est peu invasif et ne nécessite pas d’ouvrir le crâne, ce qui constitue selon lui un avantage non négligeable.
Les résultats des essais sur quatre patients de SWITCH ont montré une récupération fonctionnelle de base. Les volontaires ont pu manipuler des smartphones avec la pensée (envoyer des courriels, effectuer des achats en ligne ou des transactions bancaires, …). Plus important encore, ils ont pu communiquer aisément leurs besoins en matière de soins, en échangeant des messages avec leurs aides-soignants. Ces résultats constituent un exploit en soi, étant donné que les électrodes ne sont pas directement implantées au niveau du cerveau.
Récemment testé sur des animaux, le Layer 7 Cortical Interface, de Precision Neuroscience, est un réseau de 2000 microélectrodes ressemblant à un morceau de scotch, de l’épaisseur d’un cheveu humain. Selon l’entreprise, cette minceur lui permettrait de s’adapter à la surface du cerveau sans endommager les tissus. Les électrodes sont réparties dans plusieurs régions fonctionnelles, au niveau des deux hémisphères cérébraux.
Les derniers essais précliniques de ce BCI ont montré des résultats impressionnants en matière d’enregistrement et de visualisation de l’activité neuronale liée aux mouvements et à la parole. L’entreprise prévoit d’établir prochainement deux sites d’étude dédiés aux essais cliniques, qui incluront jusqu’à 15 patients par an.
Un manque de transparence évident chez Neuralink
Le BCI d’Elon Musk a suscité l’indignation et la méfiance du grand public lorsque les essais précliniques ont mené à la mort d’une grande partie des animaux de laboratoire impliqués. L’un des survivants a, quant à lui, subi de graves déformations du cerveau. « Notre expérience avec les électrodes implantées dans le cerveau des humains montre qu’il existe très peu de risques ou de dangers pour le cerveau. La controverse entourant les tests sur les animaux avec la puce Neuralink a davantage à voir, je crois, avec la façon dont les animaux ont été traités par l’entreprise », estime Hatsopoulos.
Néanmoins, Neuralink a tout de même obtenu l’approbation de la Food and Drug Admnistration (FDA) américaine pour les essais cliniques, mais seulement après avoir subi un premier rejet de leur demande. D’un autre côté, la start-up n’a dévoilé que très peu d’informations concernant ces essais et beaucoup d’éléments restent à clarifier. Les seules informations dont nous disposons proviennent des publications d’Elon Musk sur son profil X, d’une brochure (trop) simplifiée que la société a publiée, ainsi que de la récente vidéo YouTube.
« En fait, il n’y a rien de nouveau dans la vidéo. La seule nouveauté est que le dispositif Neuralink est entièrement implantable et utilise différents types d’électrodes », indique l’expert. Et, plutôt que de fournir des détails essentiels sur les réponses physiologiques des volontaires à l’implant ou la qualité des signaux détectés, l’entreprise semble avoir mis l’accent sur la manière de recruter plus de participants à ses essais. De notre côté, nous avons tenté d’en savoir davantage, mais Neuralink n’a pas donné suite à notre demande d’interview.
D’autre part, l’entreprise n’a pas non plus enregistré ses essais sur ClinicalTrials.gov, un référentiel en ligne organisé par les National Institutes of Health (NIH) des États-Unis. Bien que d’un point de vue légal rien ne l’y oblige, la communauté scientifique exige que les chercheurs enregistrent un essai et son protocole dans un référentiel public de ce type, avant que les participants à l’étude ne soient inscrits. De plus, de nombreuses revues médicales font de cet enregistrement une condition de publication des résultats.
Cela dénote un manque évident de transparence, sans compter que le dirigeant de l’entreprise est généralement considéré comme excessivement ambitieux dans la plupart de ses projets, voire excentrique. « Neuralink n’est pas du tout transparent. Il est très difficile de savoir exactement quels pourraient être les problèmes potentiels », a déclaré Hatsopoulos. « Des entreprises telles que Neuralink devraient publier leurs résultats dans des revues à comité de lecture tout en protégeant leur propriété intellectuelle par le biais de brevets », suggère-t-il.
De leur côté, Precision Neuroscience et Synchron ont tous deux publié leurs résultats dans des revues à comité de lecture. Il est important de considérer que la transparence des recherches scientifiques vise non seulement à protéger l’entreprise ou l’institution, mais également les volontaires aux essais. En effet, il existe un certain nombre de problèmes éthiques entourant les BCI, comme le dénotent clairement les essais précliniques de Neuralink.
En outre, « une autre question éthique à long terme serait de savoir s’il serait approprié d’implanter ces dispositifs chez des individus en bonne santé, ce qu’Elon Musk souhaite faire en fin de compte », souligne Hatsopoulos. Si cela devait se produire, cela accentuerait davantage les inégalités sociales, car les BCI offriraient des avantages que seules les classes aisées, voire très riches, pourraient s’offrir. Néanmoins, les entreprises et intuitions semblent encore aujourd’hui principalement se concentrer sur leur utilisation thérapeutique.