Que ce soit dans le domaine du travail ou de l’éducation, l’IA s’impose toujours plus dans notre quotidien. Cependant, des préoccupations émergent quant aux impacts sur nos capacités cognitives à mesure que la technologie se popularise. Cela amène à des questions épineuses, notamment : à mesure que notre dépendance à l’IA croît, allons-nous perdre notre avantage cognitif ? Ou plus directement : l’IA va-t-elle nous rendre moins intelligents et provoquer une chute brutale de notre QI ? Par ailleurs, pourrait-elle nous mener vers une société « idiocratique » ? Nous avons interrogé certains des plus grands experts du domaine, dont Toby Walsh, pour tenter de répondre à ces questions.
Sections principales de l’article :
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- Une forme de dépendance différente des moteurs de recherche
- Un facteur environnemental de l’inversion de « l’effet Flynn » ?
- Des changements profonds dans la cognition humaine
- Un facteur de dégradation accélérée des compétences des experts ?
- L’idiocratie : le résultat le plus probable ?
Depuis le lancement de ChatGPT en 2022, l’utilisation des outils d’IA a connu un essor fulgurant. Le chatbot d’OpenAI détient le record du logiciel grand public à croissance la plus rapide de l’histoire. En mars 2024, les 40 principaux outils d’IA les plus utilisés comptabilisaient près de trois milliards de visites par mois, dont 82,5 % du trafic était accaparé par ChatGPT.
D’autres acteurs contribuent néanmoins à la croissance de l’IA, tels qu’Ernie Bot de Baidu, Copilot de Microsoft (basé sur les modèles GPT), Claude d’Anthropic, Llama de Meta ou encore Gemini de Google. Et cette liste s’étend rapidement, avec notamment l’arrivée de concurrents open source ultra-performants.
Ces outils s’intègrent désormais non seulement dans le milieu professionnel, mais également dans le domaine de l’éducation. Près de la moitié des utilisateurs sont à la fois jeunes (18-24 ans) et titulaires d’un diplôme universitaire, soit un niveau d’instruction supérieur à celui des utilisateurs de Google.
Par ailleurs, alors que les plateformes de divertissement, telles que Netflix, enregistrent des pics d’activité durant les week-ends, l’utilisation des chatbots d’IA culmine en semaine avec une perte de la majorité du trafic durant les week-ends. Cela suggère qu’ils sont principalement utilisés soit pour le travail, soit pour les études, du moins pour le moment.
Une forme de dépendance différente des moteurs de recherche
Cependant, les chatbots d’IA ne sont pas uniquement des référentiels d’informations, mais constituent désormais de véritables « assistants » capables de tenir des conversations humaines. Les moteurs de recherche tels que Google et les grandes plateformes encyclopédiques telles que Wikipédia fournissent de vastes quantités d’informations, mais nos interactions avec ces derniers s’effectuent de manière transactionnelle. En revanche, nos interactions avec les outils d’IA sont plus conversationnelles que transactionnelles, transformant ainsi radicalement notre relation avec la technologie.
Cette interaction conversationnelle pourrait entraîner une forme de dépendance cognitive radicalement différente des sources d’informations numériques conventionnelles. D’autre part, les outils d’IA peuvent non seulement fournir les informations très rapidement, mais peuvent également les trier à l’avance selon les préférences des utilisateurs. En outre, l’immédiateté des réponses des IA conversationnelles peut favoriser un sentiment de confiance et de dépendance plus profond chez les utilisateurs, par rapport aux moteurs de recherche traditionnels.
« Les humains sont naturellement paresseux et nous serons tentés d’utiliser l’IA plutôt que de penser par nous-mêmes », explique dans un courriel à Trust My Science, Toby Walsh, scientifique en chef et Laureate Fellow & Scientia Professor of AI à l’Institut d’IA et à l’École d’informatique de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud, à Sydney, en Australie. « Je pense que nous sommes la dernière génération à savoir lire une carte. Et nous sommes certainement la dernière génération à savoir soustraire. Nous sous-traitons ces tâches à nos smartphones », affirme-t-il. Walsh est l’un des plus grands experts au monde dans le domaine de l’IA, auteur du livre « 2062 : The world that AI made » ainsi que d’autres romans technologiques à succès. Il est également considéré comme l’une des « 100 rocks stars » de la révolution numérique en Australie.
En raison du potentiel de l’IA à façonner la cognition humaine, des préoccupations émergent quant à ses impacts sur l’avenir de la société. De plus, l’adoption massive des outils d’IA coïncide avec une baisse inquiétante du QI au niveau mondial. Bien que la relation de cause à effet ne soit pour le moment pas établie avec certitude, un nombre croissant de chercheurs estiment que la dépendance à ces outils pourrait conduire à un déclin cognitif généralisé et potentiellement nous mener, sur le long terme, vers « l’idiocratie ».
Un facteur environnemental expliquant l’inversion de « l’effet Flynn » ?
L’intelligence humaine est principalement mesurée par le QI. Le politologue néo-zélandais James Flynn avait mis en évidence une augmentation du QI global de la population tout au long du XXe siècle, notamment une hausse de 3 à 7 points par décennie dans les pays occidentaux. Ce constat contredit l’hypothèse antérieure selon laquelle le QI peut diminuer en raison d’une corrélation inverse entre le QI et la fertilité dysgénique. La dysgénie est l’augmentation de la fréquence des allèles délétères au sein d’une population. La fertilité dysgénique est l’idée selon laquelle les adultes avec un QI élevé ont tendance à faire moins d’enfants au QI également élevé.
Cependant, une étude réalisée en 2016 a montré que depuis les années 1995, l’effet Flynn semble s’affaiblir et s’inverser dans un certain nombre de pays. Le QI moyen des Français a par exemple baissé de 4 points entre 1999 et 2009. « Jusqu’à récemment, le QI augmentait. C’est ce que l’on appelle l’effet Flynn. Plusieurs théories ont été avancées pour expliquer ce phénomène », explique Walsh. « Mais la tendance semble aujourd’hui s’inverser et le déclin apparent du QI mérite d’être examiné de plus près », estime-t-il.
Ces observations ont conduit à l’hypothèse selon laquelle l’effet Flynn est un phénomène transitoire reflétant les fluctuations du QI au fil des générations. Il a été suggéré que ces variations sont dues soit à des facteurs environnementaux, soit à des facteurs génétiques. Il a en outre été avancé que les facteurs environnementaux pourraient masquer temporairement des tendances dysgéniques sous-jacentes.
Une méta-analyse effectuée sur une cohorte norvégienne a montré que l’effet Flynn et son inversion sont tous deux liés à des facteurs environnementaux. L’effet Flynn positif est par exemple associé à des facteurs tels qu’une meilleure éducation et nutrition, la réduction du stress pathogène, etc. En revanche, l’effet Flynn négatif est corrélé à une diminution du rendement des effets positifs environnementaux.
Bien qu’on en soit pour le moment pas certains, l’utilisation de technologies de facilité telles que l’IA pourrait figurer parmi ces facteurs environnementaux. Toutefois, « il convient de distinguer soigneusement corrélation et causalité », précise Walsh. « Néanmoins, le principe de précaution nous invite à agir en fonction de ces résultats plutôt que d’attendre une certitude absolue », estime-t-il.
Des changements profonds dans la cognition humaine
Un nombre croissant d’études concordent avec l’hypothèse selon laquelle l’IA pourrait être un facteur d’inversion de l’effet Flynn. Il a notamment été suggéré que la dépendance aux outils d’IA pourrait contribuer à un déclin cognitif et entraîner la perte de compétences considérées auparavant comme essentielles ainsi que de fonctions cognitives clés.
Selon Walsh, notre cerveau et nos fonctions cognitives fonctionnent comme un ensemble de muscles qu’il faut exercer régulièrement et activement pour ne pas qu’ils s’atrophient. Chez les jeunes, certains de ces muscles peuvent peiner à se développer (voire ne pas se développer du tout) s’ils ne sont pas exercés en effectuant des tâches complexes. L’assistance par les outils d’IA peut provoquer une diminution de l’engagement et de la stimulation mentale. Cela peut entraîner, à son tour, un déclin de la pensée critique, de la capacité de résolution de problèmes, de la créativité, etc.
Or, ces outils et les technologies associées sont extrêmement addictifs, surtout pour les jeunes. Selon David Raffo, professeur d’ingénierie commerciale et d’informatique à l’Université d’État de Portland, aux États-Unis, « il faudrait vraiment être une personne extraordinaire pour avoir la discipline nécessaire pour rester mentalement forte et dynamique lorsqu’on utilise les technologies disponibles ».
Raffo a rapporté un changement dans la manière dont ses étudiants interagissent les uns avec les autres après la pandémie de COVID-19, soit peu après la sortie de ChatGPT. Or, la réflexion critique se développe principalement lors des discussions et des socialisations. Il a également remarqué que leur capacité rédactionnelle semble s’être globalement améliorée, car ils utilisaient des outils d’IA. Autrement dit, cette amélioration tient de l’utilisation de l’IA et non de leur propre capacité rédactionnelle.
« Les outils d’IA pourraient profondément changer la cognition humaine. Les étudiants pourraient de plus en plus compter sur l’IA pour des tâches qu’ils géraient auparavant eux-mêmes », affirme Walsh. « Cela m’inquiète beaucoup », ajoute-t-il.
Une récente enquête indique en outre que 80 % des enseignants estiment que la plupart de leurs étudiants se contentent de copier-coller des contenus générés par IA pour leurs rendus. À mesure que les individus sont habitués à l’utilisation de l’IA pour diverses tâches, ils peuvent négliger le développement et le maintien de leurs propres compétences cognitives. Autrement dit, il semble que l’arrivée massive de l’IA dans l’enseignement supérieur pourrait potentiellement mener vers une génération « d’assistés cognitifs », tel que nous l’avons évoqué dans un précédent article d’investigation.
Par ailleurs, la capacité des outils d’IA à fournir des réponses instantanées pourrait réduire la durée d’attention et de concentration. « Le rôle de la technologie dans le déclin cognitif va au-delà de l’IA. Je m’inquiète concernant nos capacités d’attention et de concentration », indique l’expert à Trust My Science. « Sommes-nous la dernière génération capable de penser en paragraphes et non en phrases ? ».
Un facteur de dégradation accélérée des compétences chez les experts ?
L’utilisation de l’IA dans le milieu professionnel connaît également une croissance exponentielle. Les assistants IA sont désormais utilisés pour un grand nombre de tâches, telles que la rédaction d’e-mails ou de publications pour les réseaux sociaux, la prise de notes, le traitement des CV pour les recrutements, etc. De grands acteurs de la tech, tels que Microsoft et OpenAI, vont en outre bientôt lancer des outils encore plus performants appelés « agents IA autonomes », capables de prendre en charge un large éventail de tâches complexes, comme de véritables employés virtuels.
Les acteurs de la technologie mettent en avant une hausse de l’efficacité et de la productivité des entreprises, surtout avec l’arrivée des agents IA autonomes. Cependant, peu de recherches ont été menées sur la manière dont leur utilisation pourrait affecter les compétences des experts. Une étude récente suggère que l’utilisation de l’IA dans le milieu professionnel pourrait accélérer la dégradation des compétences chez les experts et en entraver la maîtrise chez les apprenants.
En effet, les assistants IA sont conçus pour imiter les compétences cognitives humaines. À noter que contrairement aux simples systèmes automatisés (comme le pilotage automatique des avions), les systèmes d’IA participent activement à la prise de décision de l’utilisateur. L’interaction constante avec les systèmes d’IA serait donc susceptible de détériorer les compétences des utilisateurs.
Autrement dit, l’utilisation fréquente d’une IA conçue pour prendre en charge certains des processus cognitifs des utilisateurs signifie qu’il y a moins d’occasions d’entretenir les compétences acquises auparavant. Des recherches ont démontré qu’une période de non utilisation dégrade les compétences auparavant maîtrisées. Cette dégradation des compétences est particulièrement inquiétante pour les secteurs sensibles, tels que la médecine, l’aviation, les opérations militaires, etc.
Le fait que certains experts pourraient ne pas être conscients de la dégradation de leurs compétences pourrait être une complication supplémentaire. Un chirurgien utilisant un assistant IA pourrait par exemple penser que ses compétences sont toujours élevées parce qu’il continue à réaliser des opérations réussies. Cependant, il pourrait ne pas considérer dans quelle mesure il pourrait réussir ces opérations sans l’assistant IA qui le relaye en permanence, par exemple pour la sélection des techniques opératoires, l’optimisation de l’angle de visualisation pour les caméras, etc.
L’idiocratie : le résultat le plus probable ?
Le terme « idiocratie » est un jeu de mots inspiré du film satirique « Idiocracy », sorti en 2006. Il raconte l’histoire de deux personnes qui, après avoir hiberné dans des cuves cryogéniques pendant 500 ans, se réveillent dans une société dystopique gangrénée par l’anti-intellectualisme, la surpopulation et la dégradation de l’environnement. Le scénario du film est basé sur la fertilité dysgénique, entraînant une forte baisse du QI au niveau mondial.
Certains (des observateurs et des experts) voient en ce film une fiction prophétique. Les images montrent une société excessivement surconsommatrice littéralement ancrée en permanence dans des fauteuils devant des écrans diffusant des programmes abrutissants, sans possibilité de réflexion critique. Notre dépendance aux écrans et aux technologies telles que l’IA pourrait-elle mener vers une telle société ?
Malgré les avantages indéniables que peut apporter la technologie (gain de précision et de productivité, accélération des découvertes scientifiques, assistance personnalisée au travail, etc.), de plus en plus d’études mettent en garde contre un déclin cognitif dû à l’IA.
Ainsi, pour répondre à cette question ainsi qu’à celles du début de l’article, « un tel déclin cognitif pourrait conduire à une société ‘idiocratique’, dans laquelle la masse serait abrutie et où quelques ‘grands prêtres’ seraient savants », estime Walsh. Toutefois, « la technologie n’est pas une fatalité. Elle [l’idiocratie] n’est donc pas inévitable. Mais je pense que c’est le résultat le plus probable, à moins que nous ne cherchions activement à l’empêcher », affirme-t-il. Pour cela, l’éducation est, selon lui, la clé. Une grande partie des aspects à entretenir par le biais de l’éducation ne sont pas nouveaux, tels que la pensée critique et la communication sociale. « Et une grande partie de ces matières sont enseignées par le biais des sciences humaines, du débat, de la rédaction d’essais, etc. ».
« Je suppose cependant que, s’il y a un effet [de l’IA sur la cognition humaine], la réponse sera complexe », a déclaré en réponse à nos questions Brooke N. Macnamara, professeur associé adjoint au Département des sciences psychologiques de l’Université Case Western Reserve et professeur agrégé au Département des sciences psychologiques à l’Université Purdue. « Par exemple, elle peut diminuer une compétence cognitive pour certaines personnes dans certaines circonstances, tout en augmentant une autre compétence cognitive », suggère-t-elle.
Par ailleurs, bien que la majorité des experts admettent que certaines de nos compétences cognitives pourraient disparaître à mesure que nous les déléguons à l’IA, certains estiment que cela ne constituent pas nécessairement une mauvaise chose. Après tout, pourquoi devrions-nous conserver des compétences dont nous n’avons plus besoin ? Par exemple, combien d’entre nous calculons encore les racines carrées à la main ? À mesure que notre environnement et notre technologie évoluent, nos compétences évoluent également. La perte de certaines de nos capacités pourrait tout simplement faire partie d’un processus d’adaptation à l’ère technologique. Toutefois, qu’en serait-il des compétences qui nous distinguent en tant qu’humains, telles que la réflexion critique et la résolution des problèmes ?