Diverses technologies visant à contrôler les rêves, en développement depuis quelques années, seraient sur le point d’atteindre le grand public. Dignes d’un film de science-fiction, elles visent à apporter de nombreux avantages, dont l’amélioration de la créativité et de l’apprentissage. Cependant, quels seraient les enjeux dans un tel avenir, ou tout individu pourrait être influencé alors qu’il se trouve dans un état de conscience altéré, garde mentale baissée ? Afin d’avoir un aperçu des avancées majeures dans le domaine et d’en comprendre les implications et les enjeux, nous avons consulté certains des plus grands experts.
Les rêves sont généralement considérés comme une expérience subjective générée par le cerveau et ne dépendant ni du reste du corps ni de l’environnement extérieur. En philosophie, cette vision est surnommée « cerveau dans une cuve », imageant la capacité du cerveau à générer une expérience indépendamment du soutien physique.
Du point de vue neurocognitif, diverses théories ont été proposées, certaines suggérant que les rêves s’apparentent à des simulations du monde éveillé. Ils seraient ainsi créés à partir de la mémoire (à court et long terme), par le biais de l’activité corticale sensimotrice, limbique et le mode par défaut (le réseau neuronal s’activant lorsqu’on laisse libre cours aux pensées).
Cependant, divers travaux en neuroscience ont montré que les rêves ne se produisent pas indépendamment du corps endormi — ce qui est en contradiction avec le concept du « cerveau dans une cuve ». En effet, des données d’imagerie ont révélé qu’ils s’accompagnent de contractions musculaires, de mouvements oculaires, de variations du rythme de la respiration et de la fréquence cardiaque, etc.
La connexion des rêves avec le corps suggère qu’ils pourraient jouer un rôle neurophysiologique. Cependant, cette question constitue encore aujourd’hui l’une des plus grandes énigmes en neurosciences. Nos étranges « hallucinations nocturnes » ont-elles un but ou s’agit-il simplement d’une activité neuronale aléatoire ? Pourquoi les rêves semblent-ils si riches et visuels et activent fortement le cortex occipital (le centre visuel) ?
Pourquoi rêvons-nous ?
Diverses hypothèses ont été proposées pour répondre à ces questions, incluant la régulation énergétique, la santé psychologique, l’apprentissage et l’intégration sensimotrice (la connexion interneuronale). Des hypothèses basées sur la plasticité cérébrale ont même suggéré que les rêves sont un moyen de préserver le « territoire » neuronal du cortex visuel, tandis que d’autres défendent une forme unique de traitement de la mémoire.
Plus récemment, une étude menée sur différentes cultures à travers le monde suggère que les rêves jouent un rôle essentiel dans le traitement et la régulation des émotions. Dans ce sens, « ils permettent de répéter les menaces potentielles dans un environnement sûr, réduisant ainsi l’anxiété et les émotions négatives grâce à une catharsis émotionnelle », a expliqué à Trust My Science David R. Samson, auteur principal de la recherche et professeur associé au Département d’anthropologie de l’Université de Toronto. « Cette fonction semble particulièrement pertinente dans les sociétés à petite échelle confrontées à des risques écologiques courants, suggérant un avantage évolutif en matière d’adaptation émotionnelle », nous a-t-il écrit dans un e-mail.
Une autre hypothèse, proposée par Moran Cerf, professeur en neurosciences à l’Université de Northwestern, suggère que les rêves sont un moyen de simuler l’avenir et de filtrer l’expérience par le biais de nos émotions, afin de nous aider plus tard dans nos prises de décision. Cependant, bien que ces hypothèses « ont toutes des preuves empiriques et un groupe de scientifiques qui les défend, aucune réponse concluante quant à savoir laquelle est correcte n’est donnée », explique Cerf en réponse à nos questions.
Du décodage au contrôle des rêves
Bien que la question soit encore largement débattue, le fait de considérer que les rêves peuvent jouer un rôle fonctionnel a ouvert la voie à une nouvelle génération de technologies visant à les manipuler ou à les contrôler de toute part. Dans ce contexte, le corps est considéré comme une barrière perméable pouvant être manipulée à la demande pour interagir avec le monde virtuel des rêves. Ces technologies sont développées dans un sens où contrôler les rêves est supposé apporter certains avantages neuropsychiatriques.
« Les progrès dans les technologies de contrôle des rêves, en particulier celles liées aux rêves lucides et à la réactivation ciblée de la mémoire, représentent des avancées significatives », estime Samson. « Ces technologies sont prometteuses pour une utilisation généralisée, d’autant plus qu’elles deviennent plus raffinées et seront bientôt accessibles au grand public », ajoute-t-il.
Les avancées les plus intéressantes concernent deux principaux domaines : la lecture (ou le décodage) et l’écriture (ou le contrôle) des rêves. Le dispositif d’incubation de rêves ciblés Dormio, du Massachusetts Institute of Technologie (MIT), permet par exemple à la fois d’enregistrer les récits (ou du moins en partie) des rêves et de les orienter vers des thèmes particuliers. Cette orientation consiste à répéter des informations ciblées en début de sommeil (hypnagogie), de sorte que les dormeurs finissent par les intégrer dans leur rêve.
En effet, l’hypnagogie serait comparable au REM (sommeil paradoxal) — la phase de sommeil dans laquelle les rêves sont plus fréquents — en matière d’ondes cérébrales. Cependant, contrairement au REM, il s’agit d’une phase de flexibilité cérébrale où les dormeurs peuvent toujours entendre les sons et sont ainsi encore influençables.
« Le Dormio vise à être un outil que les gens peuvent utiliser selon leurs propres conditions pour explorer et se développer », explique à Trust My Science Adam Haar Horowitz, l’un des concepteurs principaux du dispositif et neuroscientifique affilié au MIT et au Harvard Medical School Center of Sleep and Cognition. Son travail sera également exposé cet été à la galerie de la Fondation Beyeler à Bâle (en Suisse), où le public pourra dormir et essayer le dispositif d’incubation de rêves.
D’autres techniques consistent à induire des stimuli sensoriels, comme des odeurs familières. Un masque de sommeil appelé Fascia (également développé au MIT) par exemple, collecte des données durant les diverses phases du sommeil. Équipé de haut-parleurs, de lumières et d’un vaporisateur pouvant libérer toute une gamme de parfums (les parfums agréables étant censés induire des rêves agréables), il permet ainsi d’influencer le cours des rêves.
Un autre dispositif appelé Halo, développé par la société Prophetics, vise à induire des rêves lucides d’une autre façon. Il consiste à interagir directement avec l’activité cérébrale, de sorte à stimuler les ondes gamma (qui sont plus actives dans les rêves lucides naturels) et ainsi induire des rêves lucides de manière contrôlée. Pour ce faire, le masque facial au design futuriste émet des impulsions ultrasons de faible intensité, mais de manière plus précise que les dispositifs de stimulation transcrânienne électrique ou magnétique, selon l’entreprise.
« Dans l’ensemble, contrôler ses rêves est une expérience recherchée que beaucoup de gens sont impatients de vivre, c’est pourquoi il existe de plus en plus d’applications qui visent exactement cela », déclare Cerf. Toutefois, les dispositifs en développement sont encore rudimentaires et ne permettent qu’une certaine forme de contrôle (avec une grande part d’aléatoire), et ce à des niveaux largement inférieurs aux objectifs visés, selon l’expert. Néanmoins, des progrès spectaculaires dans ce sens sont, selon lui, prévus dès l’année prochaine.
Avantages récréatifs et thérapeutiques
Diverses études suggèrent que le contrôle des rêves peut apporter de nombreux avantages, à la fois récréatifs (en induisant des rêves à la demande) et psychothérapeutiques. Parmi ces avantages figurent par exemple l’amélioration de la créativité, de l’apprentissage, de la mémoire et de la régulation émotionnelle.
« En simulant des situations menaçantes de manière contrôlée, ces technologies pourraient contribuer à l’atténuation de la peur, à la réduction de l’anxiété et au traitement des émotions négatives, contribuant ainsi à la santé globale du cerveau », suggère Samson. « Au-delà de l’introspection personnelle, la raison pour laquelle cette méthode nous passionne autant est qu’elle ouvre de nouvelles voies d’exploration de l’esprit », ajoute de son côté Haar Horowitz.
Des expériences d’incubation de rêves avec le Dormio ont par exemple montré une amélioration significative de la créativité. Si des études ont incité des volontaires à s’endormir en rêvant d’un thème particulier en reproduisant le protocole du MIT, d’autres ont ciblé d’autres phases spécifiques du sommeil. L’une d’elles consistait par exemple à utiliser le dispositif pour incuber des rêves au stade de sommeil N1 (somnolence) pour ensuite réveiller les participants après quelques minutes, avant qu’ils n’entrent dans la phase de sommeil suivante. Le gain de créativité aurait ainsi augmenté jusqu’à 43 %. D’autres expériences ont quant à elles démontré que le dispositif peut améliorer l’apprentissage des langues, en incubant des rêves dédiés.
En fait, « les phases de sommeil à contrôler dépendent beaucoup du résultat souhaité », explique Cerf. Par exemple, « si l’on souhaite améliorer l’expérience d’apprentissage/mémoire, alors on se concentrera sur une étape de sommeil à ondes lentes. Et, si on s’intéresse aux bienfaits pour la santé ou à se sentir plus réveillé au réveil, alors l’objectif serait les premières phases du sommeil », explique-t-il à Trust My Science.
Lors d’expériences en laboratoire, des dispositifs basés sur la stimulation sensorielle ont contribué à réduire la consommation de cigarettes d’un groupe de fumeurs en une semaine. L’approche consistait à diffuser des odeurs désagréables combinées à l’odeur de tabac pendant le sommeil paradoxal. Des études ont notamment montré que les odeurs désagréables sont associées à des émotions négatives, ce qui a probablement incité les fumeurs à associer le tabac à quelque chose de déplaisant.
D’autre part, les opportunités de régulation émotionnelle sont intéressantes, par exemple pour certaines personnes traumatisées qui sont souvent hantées par leurs rêves. La possibilité d’incuber ou de contrôler ces rêves pourrait permettre de les détourner de leurs cauchemars.
Le contrôle des rêves lucides, au cours desquels coexistent la conscience primaire et secondaire, constitue également une perspective séduisante. Induire une conscience de soi dans les rêves pourrait augmenter l’effet de régulation émotionnelle tout en promettant des expériences récréatives enrichissantes.
Des risques d’influence et de manipulation non négligeables
Cependant, malgré la séduisante perspective de pouvoir contrôler ses rêves, il existe d’importants risques d’utilisation abusive à considérer. « Il existe des préoccupations éthiques concernant la vie privée et la santé mentale, ce qui suggère une approche prudente pour rendre ces technologies largement accessibles, en particulier pour les populations vulnérables, comme les enfants », précise Samson.
Il est important de considérer qu’interférer avec les rêves constitue un processus non naturel, auquel notre organisme n’a jamais été exposé au cours de milliers d’années d’évolution. En intervenant directement au niveau du système nerveux, il est possible que les dispositifs de contrôle aient des impacts sur la régulation hormonale, la sécrétion de protéines essentielles à notre organisme et sur le fonctionnement cérébral en général.
Une préoccupation particulière concerne la capacité de ces technologies à influencer. Selon Cerf, « comme la plupart des [technologies] d’influence, c’est une arme à double tranchant ». Ces technologies pourraient par exemple avoir des conséquences néfastes en incitant les gens à désirer certaines choses.
Les experts du domaine s’inquiètent donc d’un phénomène qu’ils appellent « dream marketing ». « Lorsque nous rêvons, la plupart de nos ‘filtres’ et ‘gardes’ sont baissés, ce qui signifie que notre cerveau peut être touché sans que nous soyons capables de critiquer le contenu », explique Cerf. Cela signifie que des entreprises pourraient exploiter nos rêves pour y insérer des campagnes de publicité et nous inciter à acheter leurs produits. Cela s’est déjà produit avec la brasserie Molson Coors Beverage Company (basée à Chicago), qui a incité des personnes à visionner une vidéo spécialement conçue pour les inciter à rêver de leur marque de bière.
Toutefois, cela n’est pas si différent d’autres technologies au sein desquelles on peut aisément insérer des campagnes marketing, telles que la télévision et les smartphones. « Malheureusement, d’après mon expérience, la plupart du temps, lorsque des technologies de cette nature deviennent disponibles, les gens choisissaient de les adopter, ignorant les risques et les conséquences. Je soupçonne que la manipulation des rêves suivra le même chemin », estime Cerf.
D’autre part, une autre question est de savoir si ce type de technologie peut être utilisée pour le contrôle mental. « La réponse est non », a déclaré Haar Horowitz. Selon ce dernier, les dispositifs ne seraient pas encore suffisamment avancés pour ce type de manipulation. En outre, il précise également que dans l’hypnagogie (la phase de sommeil ciblée par le Dormio), l’utilisateur est encore suffisamment conscient pour que le risque d’influence négative soit mitigé.
Néanmoins, « nous n’écartons pas une certaine capacité diminuée de résistance aux nouvelles idées présentées durant l’hypnagogie », a-t-il affirmé. « Nous reconnaissons qu’il existe une frontière ténue entre l’utilisation de l’incubation de rêves à des fins créatives et son utilisation à des fins de manipulation (comme la publicité) », a-t-il ajouté.
En bref, un examen attentif des implications et des impacts potentiels est impératif avant de déployer ce type de technologie, à l’instar des grandes technologies d’influence telles que l’IA. Dans cette vision, un consortium d’experts, dont Haar Horowitz fait partie, a créé un espace de discussion ouvert ainsi que d’autres plateformes au sujet des dernières avancées et des termes éthiques à adopter. Il est en outre encourageant que le contrôle des rêves fasse déjà l’objet d’articles dans diverses revues juridiques aux États-Unis.