Le chocolat est l’un des plaisirs incontournables des fêtes de Noël et de fin d’année. Cependant, que se cache-t-il derrière le chocolat que nous offrons ou consommons, d’où vient le cacao avec lequel il est produit ? À quel prix ce plaisir parvient-il jusqu’à nos tables ? C’est ce que nous avons essayé de déterminer en décryptant, avec l’appui d’une experte, le « Chocolate Scorecard » — l’analyse la plus vaste et la plus détaillée à ce jour de la durabilité et de l’équité des marques de chocolat les plus répandues. Nous avons également récolté des témoignages de l’entreprise élue meilleur chocolatier durable et équitable au monde, pour avoir une meilleure idée des défis jalonnant le secteur.
Né de l’initiative d’Etelle Higonnet, le Chocolate scorecard est un outil de référence pour les investisseurs et consommateurs désireux d’en savoir davantage sur ce qui se cache derrière l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement du chocolat. L’outil a notamment été développé pour évaluer les performances environnementales et en matière de droits de la personne des entreprises du secteur. L’objectif est de favoriser un dialogue constructif pour une amélioration des politiques et des pratiques dans la filière. Un grand nombre d’entreprises se réfèrent d’ailleurs à l’outil pour élaborer leurs feuilles de route. Du côté des consommateurs, l’outil vise à améliorer la compréhension des enjeux de durabilité pour le chocolat et à inciter à une consommation plus responsable.
Développé en 2018, le tableau inclut désormais 56 des plus grandes entreprises de chocolat, qui fabriquent à elles seules 95% des produits à base de cacao dans le monde. Parmi ces sociétés figurent les plus grandes et plus populaires, telles que Starbucks, Ben & Jerry’s, Lindt, Nestlé ou Ferrero. « Ces entreprises sont annuellement évaluées sur les questions brûlantes de durabilité », explique à Trust My Science Higonnet, lors d’une interview. Ces questions incluent des facteurs qui se complètent tels que la traçabilité et la transparence, les revenus pour les producteurs de cacao, le travail des enfants ou prenant la forme d’esclavage, la déforestation et le climat, l’agroforesterie et la gestion des produits agrochimiques.
« Le tableau a commencé avec le Migthy Earth, surtout avec des questions environnementales », a précisé Higonnet lors de notre interview. Le Mighty Earth est une organisation de plaidoyer qui œuvre pour la protection des forêts tropicales, des océans et du climat. Aujourd’hui, le tableau rassemble les efforts conjoints de 25 experts dans les différents domaines clés évalués de 37 ONG et de trois universités, a-t-elle expliqué.
Un système de notation inspiré des œufs de Pâques
Le chocolat étant un symbole de fête et de plaisir, le système de notation du Chocolate Scorecard (disponible en plusieurs langues, dont le français) s’inspire des œufs et du lapin de Pâques, où un œuf est attribué à chaque facteur de durabilité.
Par ordre décroissant, un œuf vert signifie que l’entreprise a acquis et met parfaitement en œuvre les bonnes pratiques et politiques (éthiques et durables). Le second niveau est l’œuf jaune, indiquant que l’entreprise est sur la bonne voie pour appliquer ces pratiques. Le troisième niveau est l’œuf orange, signifiant que l’enseigne commence tout juste à les adopter. Le dernier, l’œuf rouge, indique qu’elle a beaucoup à rattraper en matière de politique de durabilité. Le score final est représenté par le lapin, car il est censé collecter les œufs (voir l’image ci-dessous).
Les entreprises les mieux classées reçoivent donc un oeuf vert (« Green egg award »), tandis que les derniers du classement se voient attribuer « l’œuf pourri » (« Rotten egg award »), de couleur rouge. En revanche, celles qui ont refusé de répondre aux enquêtes, ce qui dénote un manque de transparence flagrant, reçoivent un oeuf brisé (en bas à droite de l’image ci-dessus).
À noter que le système a initialement été lancé sur le thème de Pâques, mais peut changer en fonction des saisons de fêtes. Comme nous traversons la période de Noël, le tableau présente actuellement des clochettes à la place des œufs et un renne à la place du lapin. Un second tableau de bord annexe pour détaillants de produits à base de chocolat est également disponible.
Pour évaluer les entreprises, le collectif envoie des questionnaires détaillés, validés par des experts et conformes aux normes internationales de durabilité et des droits de la personne. D’autre part, un système de feedback en temps réel est mis en place pour dialoguer avec les responsables de ces entreprises à chaque étape, ainsi qu’après la publication du classement. « C’est pour expliquer pourquoi on a donné telle ou telle note et pour conseiller sur les pratiques à améliorer ».
Pour vérifier la fiabilité des informations reçues, l’équipe s’appuie sur un processus de « spot-checking » (contrôle par échantillonnage sur les activités d’une entreprise), en s’aidant de son large réseau d’associations et d’ONG implanté à travers le monde. « C’est très rare que les entreprises envoient de fausses informations. Ils ont plutôt tendance à en dissimuler », nous explique l’experte. La sollicitation des entreprises à répondre aux enquêtes fait également partie des défis du collectif.
Les gagnants de cette année sont Original Beans et Tony’s Chocolonelly — deux entreprises néerlandaises — pour leurs pratiques exemplaires. Pour connaître le classement complet ou la position de votre marque de chocolats préférée, c’est par ici.
Le chocolat : délicieux, mais destructeur
À l’instar des produits phares de l’agroindustrie, tels que l’huile de palme et le soja, le cacao est un facteur majeur de déforestation. Près de 5 millions de tonnes de cacao sont produites dans le monde, dont la grande majorité provient de Côte d’Ivoire et du Ghana. Ces deux pays ont respectivement perdu 94 et 80% de leurs forêts au cours des 60 dernières années, dont un tiers est attribué à la cacaoculture destinée en grande partie au marché européen. Rien qu’aux Pays-Bas, 628 000 tonnes de fèves sont transformées chaque année, tandis que les Suisses sont les plus grands consommateurs de chocolat au monde, avec 12 kilogrammes par habitant en 2021 (soit 10 fois plus qu’en Inde).
La dernière édition du Chocolate scorecard montre que 91 % des entreprises chocolatières ont adopté une politique « zéro déforestation ». Cependant, seule la moitié d’entre elles disposent d’une politique claire exhortant leurs fournisseurs à améliorer leurs processus dans ce sens. D’autre part, 60 % s’appuient sur des systèmes de surveillance de la déforestation, mais seuls 30 % appliquent les bonnes pratiques en matière de systèmes satellitaires. Sans compter que, malgré les produits portant par exemple les étiquettes « certifié bio », il arrive que certaines entreprises se retrouvent tout de même en bas du classement. « Utiliser des produits bio ne signifie pas forcément que l’entreprise applique une politique anti-déforestation, donc on peut lui attribuer un œuf rouge », explique Higonnet.
Néanmoins, l’un des plus grands succès du collectif a été d’avoir pu inciter les entreprises à voter en faveur de la loi de l’Union européenne contre l’importation de produits issus de la déforestation. « Ça a été un véritable élan », déclare l’experte. « Et puis petit à petit, de plus en plus d’entreprises ont commencé à obtenir des œufs verts pour la partie ‘déforestation et climat’ ».
Il faut toutefois noter qu’étant donné que le chocolat est un produit destiné à l’exportation, la déforestation ne constitue pas sa seule source d’émission de carbone. « Une tonne de cacao industriel standard émet environ deux tonnes de CO2 dans l’atmosphère lorsqu’elle est cultivée et emballée pour l’exportation », explique à Trust My Science Philipp Kauffman, responsable de production chez Original Beans, numéro 1 du classement Chocolate Scorecard.
D’un autre côté, l’utilisation des produits agrochimiques pour la production de cacao a non seulement un impact sur l’environnement, mais aussi sur les producteurs. Du point de vue environnemental, nous sommes désormais confrontés à la 6e extinction de masse, dont une grande partie est imputable à ce type de produit — en réduisant notamment les populations d’insectes. Ces derniers constituent un maillon vital de tous les écosystèmes terrestres (y compris les systèmes agricoles), sans compter que la pollinisation des cacaoyers dépend exclusivement des moucherons, selon une étude de Mongabay.
D’un point de vue social, 25 % des enfants d’agriculteurs en Afrique se trouvent à proximité d’une exploitation agricole lors de la pulvérisation de pesticides. 18 % d’entre eux sont directement impliqués dans des travaux utilisant des produits chimiques — sans compter les femmes enceintes travaillant dans les champs (dans la plupart des pays africains, les femmes prennent majoritairement part aux activités agricoles). Les enquêtes du Chocolate Scorecard ont révélé que seuls 62 % des entreprises ont déclaré avoir mis en place des politiques visant à contrôler, réduire ou éliminer l’exposition des enfants aux pesticides.
Des enfants impliqués et des producteurs lésés
Ces constats nous amènent à la question du travail des enfants dans l’industrie du cacao. En Côte d’Ivoire et au Ghana, 1,56 million d’enfants travailleraient dans les champs de cacao et 1,48 million ont été exposés à au moins un composé dangereux. Malgré les initiatives visant à réduire l’implication des enfants dans l’industrie, sa prévalence a augmenté de 14 % au cours de la dernière décennie en raison de graves instabilités socioéconomiques et politiques. En outre, malgré les fluctuations du cours du cacao, l’attrait du revenu de la fève incite à la production clandestine et non réglementée.
D’un autre côté, le manque de revenus décents peut inciter de nombreux parents agriculteurs à faire travailler leurs enfants aux champs. Le collectif du Chocolate Scorecard rapporte que seulement près de la moitié des entreprises évaluées ont déclaré avoir adopté un prix de référence pour un revenu vital pour le producteur. Il s’agit du prix auquel ce dernier doit vendre son cacao pour obtenir un revenu vital, lui permettant d’assurer ses besoins et ceux de sa famille.
« Les agriculteurs pourraient être mieux traités, mais nous devrions alors tous payer beaucoup plus pour le cacao qu’ils produisent et pour les sols et les arbres dont ils prennent soin », explique Kauffman. Selon une estimation de Mondelez, il faudrait transférer un montant annuel de 10 milliards de dollars (soit 2,5 % des recettes mondiales de l’industrie) aux producteurs de cacao d’Afrique de l’Ouest, pour que 75 % d’entre eux puissent bénéficier d’un revenu minimum vital. Mondelez figure parmi les entreprises qui n’ont pas répondu aux enquêtes du Chocolate Scorecard. De même pour Unilever — malgré la présence d’étiquettes « Cacao issu du commerce équitable » sur certains de ses produits les plus populaires, dont les célèbres glaces Magnum, et trois autres grandes entreprises.
D’autre part, ces entreprises sont aussi confrontées à des défis non négligeables. Selon Kauffman, parmi ces difficultés figurent par exemple l’organisation, la formation et l’achat du cacao auprès des producteurs résidant dans des régions en proie à la guerre civile, ne disposant que d’infrastructures délabrées et parfois touchées par les épidémies d’Ebola. Il y a aussi le transport des fèves sur plus de mille kilomètres à travers les pires routes du monde, jusqu’au port d’exportation.
L’agroforesterie, une solution équitable et respectueuse de l’environnement
Le Chocolate Scorecard met un point d’honneur à l’agroforesterie, qui figure en tant qu’alternative à la fois respectueuse de l’environnement et équitable pour le producteur. Contrairement à la monoculture, l’agroforesterie assure des revenus alternatifs aux agriculteurs en attendant la collecte du cacao, tout en respectant les sols et en apportant de l’ombrage aux jeunes cacaoyers. Les champs agroforestiers peuvent aussi fournir des habitats à la biodiversité aviaire essentielle à la pollinisation, sans compter une capacité améliorée en matière de séquestration de carbone.
La Côte d’Ivoire et le Ghana commencent désormais à adopter des mesures contre la déforestation liée à la cacaoculture, en incitant et en formant les agriculteurs à cette technique agricole. Le collectif a révélé que les investissements dans ce sens ont été considérablement revus à la hausse. Toutefois, l’agroforesterie dans le secteur du cacao serait encore loin d’avoir atteint son plein potentiel, selon eux.
Seuls 11 % des entreprises s’approvisionnent en cacao traçable
Dans l’ensemble, tous ces aspects doivent figurer dans les rapports de traçabilité des entreprises. Une société qui ignore ou qui ne fait pas preuve de transparence pour l’origine de son cacao — c’est-à-dire qui s’approvisionne en cacao non traçable — ne peut pas garantir qu’elle n’est pas (au moins en partie) responsable de l’extrême pauvreté, de la déforestation et du travail des enfants. Seuls 11 % des entreprises enquêtées sont parvenues à complètement retracer l’origine de leur cacao. En outre, près de la moitié du cacao est achetée indirectement, ce qui signifie que l’acheteur ne sait pas à qui il l’a acheté ni d’où il provient.
Avec ces nombreux défis et constats, nous ne regarderions peut-être plus le chocolat de la même manière. L’enquête révèle en outre les raisons pour lesquelles les produits durables et éthiques sont plus chers que la moyenne. Pour inciter les consommateurs à investir dans de tels produits : « le meilleur conseil que je me donne chaque jour est le suivant : moins, c’est mieux », nous a répondu Kauffman. « Préférez le durable coûteux à l’obsolescent bon marché », suggère-t-il. Néanmoins, si toujours plus d’entreprises investissaient dans les bonnes pratiques, peut-être que le marché pourrait se stabiliser de sorte que les chocolats durables et équitables pourraient un jour être à la portée de toutes les bourses.